Dans l’enfer des chambres froides: conditions de travail et de contamination dans l’industrie de la viande.


Dans l’enfer des chambres froides: conditions de travail et de contamination dans l’industrie de la viande.

Traduit à partir d’un article de Wildcat n°106 (été 2020) pour la revue Echanges et mouvement

La plupart des travailleurs contaminés par le coronavirus travaillent dans l’industrie de la viande, dans le monde entier, avec de nombreux cas aux États-Unis, au Canada, au Brésil et en Irlande.

En Allemagne, cela a commencé par 412 travailleurs touchés à Müller-Fleisch (Birkenfeld), 131 à Vion (Bad Bramstedt), 92 à Westcrown (Dissen), 268 à Westfleisch (Coesfeld) et 40 à Oer-Erkenschwick, 77 à Wiesenhof (Bogen) – et puis le plus grand cluster jusqu’à présent, plus de 1700 à Tönnies (Gütersloh).

Il existe également des foyers de contamination dans d’autres usines, notamment dans les centres de colis et de logistique, dans les grandes usines où le travail s’est poursuivi sans interruption. La distance et les mesures d’hygiène n’ont pas été appliquées partout : chez UPS à Langenhagen (156 personnes infectées à la mi-juin), il n’y eut des masques que lorsque les premières infections sont apparues à la mi-mai ; chez Amazon, on utilise encore à certains endroits des vestiaires exigus. Dans beaucoup de ces usines, les travailleurs sont soumis à un chantage sous forme de travail à temps partiel, temporaire et contractuel. Dans toutes ces usines, de nombreux migrants de statuts différents travaillent, certains ayant des raisons de ne pas directement se faire porter malades lorsqu’ils ne se sentent pas bien.

Dans l’industrie de transformation de la viande, les gens travaillent à proximité les uns des autres dans des pièces froides et souvent humides ; c’est là que le virus peut se propager particulièrement bien et qu’il se diffuse rapidement par les systèmes de climatisation. Les personnes embauchées par l’intermédiaire de sous-traitants travaillent souvent sur six longues plages par semaine, avec un travail intensif d’équipes tournantes et d’équipes de nuit – cet effort soutenu augmente les risques de contamination.

Certaines entreprises ont immédiatement imputé les infections aux conditions de logement des travailleurs ; elles l’ont fait pour détourner l’attention des conditions de travail – mais ont exposé, en des termes très clairs, le système de travail contractuel qu’elles ont mis en place. Dans les appartements surpeuplés et peu équipés en sanitaires, les contaminations sont en effet rapides. Mais pourquoi les gens doivent-ils vivre ainsi ?

Trop grandes pour faire faillite

Grâce à une main-d’œuvre bon marché et très productive, l’industrie de la viande en Allemagne s’est développée rapidement au cours des 30 dernières années. Le système de contrats de travail qui prévaut aujourd’hui existait déjà avant cela. Les abatteurs passaient d’une entreprise à l’autre en tant que travailleurs indépendants par équipes. Lorsque les abattoirs se sont agrandis et ont fusionné au niveau régional à partir des années 1970, certains sont restés travailleurs permanents, ils étaient désormais de faux indépendants. La responsabilité juridique a été transférée aux sous-traitants. Avec ce changement structurel, avec l’expansion et la concentration de la production de viande, les salaires et le statut social des bouchers ont baissé, le travail est devenu impopulaire. À partir des années 1980, des travailleurs d’Europe de l’Est ont été employés en Allemagne dans le cadre de contrats bilatéraux particuliers. Sur le papier, une entreprise du pays d’origine les “envoie” en Allemagne en raison d’un contrat de travail.

Ce type de contrat signifie en théorie qu’une certaine partie clairement définie du travail est déléguée à un sous-traitant. Le sous-traitant est seul autorisé à donner des instructions aux travailleurs qu’il emploie (généralement au moyen d’un travailleur temporaire) et fournit ses propres contremaîtres. Dans certains cas, les travailleurs sont également (apparemment) des indépendants, ce qui signifie que les cotisations de sécurité sociale, le maintien du paiement du salaire en cas de maladie, etc. disparaissent totalement.

Depuis la “libre circulation des travailleurs” totale dans l’UE pour les pays d’Europe de l’Est en voie d’adhésion à partir de 2011 – ou pour la Roumanie et la Bulgarie à partir de 2014 – les gens peuvent être employés directement. Mais le système bien établi est resté en place, les sous-traitants continuant à verser aux travailleurs des salaires partiels et des cotisations de sécurité sociale au niveau du pays d’origine.

Mais il ne s’agit pas seulement de coûts salariaux. Les migrants d’Europe de l’Est ont peu de perspectives dans leur pays d’origine, leur droit de séjour est lié à leur emploi pendant les premières années, ils sont donc prêts à travailler dur et à faire beaucoup d’heures supplémentaires. Ils ne sont pas du tout censés devenir des travailleurs qui travaillent aussi parfois plus lentement, qui tombent parfois malades ou qui se mobilisent. Avec des sous-traitants, les “barons de la viande” externalisent les violations du droit du travail et la responsabilité de conditions inhumaines. En changeant régulièrement de sous-traitants, les responsabilités sont encore plus difficiles à attribuer. Souvent, en réalité, seul le nom change, mais les structures et les responsables restent les mêmes. Certains sous-traitants sont soupçonnés d’être de simples sociétés “boîtes aux lettres” des abattoirs eux-mêmes, d’autres des sociétés “boîtes aux lettres” publiques par qui ils sont ensuite “contrôlés” et “certifiés”.

Les sous-traitants sont en concurrence les uns avec les autres, de nombreuses entreprises de la viande en engagent plusieurs à la fois. Cela évince également les mouvements de protestation : lorsque le NGG (Syndicat de l’alimentation et de la restauration) a tenté de mettre en place un comité d’entreprise chez un sous-traitant, Danish Crown l’a immédiatement rejeté. Les tribunaux ont mis fin à cette pratique, puis DC a simplement réduit le nombre de contrats.

L’ensemble du système des services de logement et d’emploi est pris dans le filet du crime organisé. Les travailleurs sont intimidés sur leur lieu de travail et en dehors, y compris par des violences physiques. Ils dépendent du sous-traitant parce qu’ils doivent effectuer des remboursements, dans une sorte de servitude pour dettes. Et ils ne sont pas du tout certain de recevoir leur salaire en cas de litige. […] Dans ce milieu, il est plus difficile d’obtenir des informations et de l’aide, de s’unir et de prendre position.

[…]

Souvent, les sous-traitants ne paient pas toutes les heures travaillées. Ils surfacturent toujours les travailleurs pour les vêtements de travail, le transport et l’équipement. Le logement est lié à l’emploi, qui est aussi un moyen de pression. Les logements sont achetés ou loués à des sous-traitants, puis sous-loués aux travailleurs à un coût élevé. Il s’agit souvent de bâtiments en ruine qui ne peuvent plus être utilisés d’une autre manière. Les travailleurs paient 230 à 350 euros pour un endroit où dormir dans des chambres surpeuplées ; cela rapporte beaucoup d’argent.

À la frontière occidentale de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tout est poussé à l’extrême. Les sous-traitants utilisent des logements bon marché dans les zones pauvres et abandonnées du côté allemand, réparties sur de nombreuses petites villes. Chaque jour, ils conduisent des travailleurs dans des abattoirs aux Pays-Bas, où il est interdit de louer un logement à l’employeur.

Réduits en esclavage jusqu’à épuisement”

Il n’existe pas de chiffres exacts. Le NGG (Syndicat de l’alimentation et de la restauration) estime qu’en Allemagne plus de 40 000 personnes travaillent dans les entreprises de viande par le biais de contrats de travail et de sous-traitance. Ils viennent de Pologne, de Hongrie, de Roumanie, de Bulgarie, d’Ukraine, de Moldavie, et comprennent maintenant aussi des réfugiés. Leur part dans chaque entreprise varie entre 50 et 90 %. La proportion de femmes dans certaines entreprises est de 40 %. Beaucoup espèrent utiliser ce poste comme un tremplin vers l’Allemagne: même le salaire minimum est très élevé par rapport aux possibilités offertes dans leur pays d’origine. Beaucoup soutiennent leurs familles restées au pays, beaucoup veulent les ramener. Mais s’installer au même endroit pour une période plus longue, apprendre l’allemand, en finir avec les emplois pénibles, réussit tout au plus seulement après de nombreuses années. […]

Les travailleurs sont souvent réduits en esclavage jusqu’à épuisement complet parce qu’ils n’ont pas la possibilité de se reposer. Ils ont souvent des problèmes physiques et psychologiques – les blessures et la surexploitation ne sont que le début. Beaucoup boivent, même au travail. Ils doivent être capables de supporter le dur labeur de découper la viande très rapidement. […] Même si les bouchers formés ne sont pas utilisés pour tous les emplois, une certaine expérience est nécessaire. Les robots ne sont pas suffisamment qualifiés pour ce genre de travail, et une plus grande automatisation aurait également pour effet de baisser la qualité des produits.

Les travailleurs manifestent leur mécontentement à l’égard de ces conditions principalement en partant, souvent en Scandinavie. Dans certains cas, les travailleurs ont collectivement menacé de s’en aller afin de faire pression pour obtenir des améliorations de leurs conditions de travail. Les entreprises doivent toujours aller plus loin pour trouver des personnes. […]

En 2014, le NGG a conclu une convention collective pour un salaire minimum initial de 7,75 euros de l’heure, qui devait être payé aussi par les sous-traitants basés à l’étranger. Aujourd’hui, le salaire minimum légal de 9,35 euros est la limite basse. Entre-temps, de nombreux travailleurs d’Europe de l’Est dans l’industrie de la viande sont employés et couverts par la sécurité sociale et le droit du travail allemands. Le nombre de travailleurs employés directement par les entreprises du secteur de la viande a également quelque peu augmenté. Avant même la pandémie, Tönnies prévoyait de construire des appartements d’entreprise pour les employés.

Jusqu’à présent, les travailleurs vivent dans l’isolement et ne sont guère visibles, non plus chez eux, ne serait-ce que parce qu’ils n’ont pas du tout de temps entre le travail et le sommeil. Dans certains cas, ils ne peuvent même pas communiquer entre eux parce qu’ils parlent des langues différentes. Lorsqu’ils en ont l’occasion, parce qu’il existe sur place des centres de conseil, des groupes ou des individus dignes de confiance, ils montrent un grand besoin d’échange, d’information et de contact.

[…]

La jungle américaine

Depuis le XIXe siècle, l’industrie de la viande aux États-Unis est le symbole de l’exploitation la plus brutale, de syndicats corrompus, de la complicité avec la mafia et de luttes acharnées des travailleurs. Différents groupes de travailleurs se relaient, sont mis en concurrence, parfois se battent ensemble, sont échangés. Aujourd’hui, ce sont surtout des migrants d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique qui travaillent dans les usines de viande. Certains d’entre eux n’ont pas de papiers, même si beaucoup ont été chassés par les raids de ces dernières années.

Leurs revenus sont un peu plus élevés que dans les autres emplois auxquels ils ont accès ; en contrepartie, ils travaillent beaucoup, dur et avec un risque élevé de blessure et de maladie. Les tendinites et le syndrome du canal carpien sont normaux, les brûlures et les membres sectionnés sont fréquents. En 2017, plus de 27 travailleurs par jour se sont blessés au point de devoir passer au moins une nuit à l’hôpital.

Selon qu’il y a un syndicat et si oui, quel syndicat, si les travailleurs ont une assurance maladie par le biais de l’entreprise et s’il y a maintien du salaire, tout cela varie constamment. Depuis que les travailleurs ont réussi à imposer, pendant une brève période, des salaires élevés dans les années 60, toute tentative d’organisation a été anéantie, le capital a déplacé les usines vers la campagne et la division du travail s’est fortement accentuée. Les exploitations sont de plus en plus grandes : en 1977, 38 % des porcs étaient abattus dans des exploitations capables d’abattre plus d’un million de têtes par an, en 1997, ce chiffre était passé à 88 %. L’usine de Smithfield à Sioux Falls, dans le Dakota du Sud, par exemple, transforme cinq pour cent de la viande de porc. Une usine similaire de Smithfield au Mexique pourrait avoir été la source de la grippe porcine en 2006 : le risque de transmission zoonotique est toujours très présent sur ces sites.

Lors de la flambée de l’épidémie de coronavirus, de grands centres urbains comme New York ont rapidement été accompagnés de cluster dans les zones rurales. Ceux-ci sont clairement situés là où se trouvent les grandes prisons ou bien les abattoirs. Sur les dix comtés les plus touchés, six d’entre eux ont pour source de propagation initiale l’industrie de la viande. Les comtés ruraux où des foyers de coronavirus ont été détectés dans des usines de viande ont un taux de contamination de 1100 pour 100 000 ; ceux qui n’ont aucun lien avec l’industrie de la viande ont un taux de contamination de 209 pour 100 000. Au début du mois de juin, au moins 20 400 contaminations avaient été détectées chez les travailleurs de 230 usines, et au moins 74 d’entre eux sont décédés.

La production étant très concentrée, les usines sont trop grandes pour faire faillite. De nombreux rayons de supermarchés sont restés vides et le prix de la viande a augmenté alors que seul un petit nombre d’abattoirs avaient été contraints de fermer. […] Les fermiers n’avaient plus de place, les porcs devenaient trop gros, les poulets étaient élevés pour leur croissance rapide et sont morts au bout de 47 jours environ. Les fermes ont été réouvertes le plus rapidement possible, avec des mesures de sécurité plus ou moins crédibles et malgré la maladie qui sévissait toujours parmi les travailleurs. Fin avril, M. Trump a ordonné par décret que les usines de transformation de viande soient une infrastructure essentielle et poursuivent leur activité. Il craint une colère sociale s’il n’y a plus de viande à acheter, et que l’ampleur de la crise ne devienne alors encore plus évidente.