Restructuration du capitalisme postcolonial et Etat bourgeois A propos du livre de Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, 2020.


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A propos du livre de Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, 2020.

Le dernier livre sur la participation de l’État français au génocide des Tutsis au Rwanda paru aux éditions Agone nous donne un aperçu aussi vaste que précis de cette séquence historique qui n’est toujours pas finie 1. Cet éclairage minutieux nous donne de précieuses pistes d’analyse et d’actions. Construit de manière chronologique, il est parsemé d’éclairages thématiques et notionelles concis et toujours les bienvenus, permettant de préciser une notion centrale (à l’exemple de la notion de « guerre révolutionnaire » ou des chaînes de commandement). Les auteurs nous fournissent donc les arrière-plans idéologiques, économiques et stratégiques des génocidaires et de leurs soutiens.

Un Etat qui fonctionne bien et individualise les responsabilités

Tout d’abord, c’est bien la nature de l’État dans nos sociétés modernes qui apparaît par ces éclairages. Rappelons-nous tout d’abord les enjeux autour de ces définitions :

« Au sein de la gauche anticapitaliste, la question de l’État est synonyme d’un clivage profond. Le spectre d’interprétations s’étend de son idéalisation à sa diabolisation, de sa prise de contrôle à son abolition. Alors que pour certains, l’État est le garant de l’intérêt général, d’autres le considèrent comme un instrument de domination de classe, et d’autres encore le considèrent comme le terrain de luttes sociales. »2

Comme Wilhelm Liebknecht, et les autres rédacteurs du programme dit de Gotha, les bolcheviks ont pu appeler leur société communiste parce qu’ils pensaient à tort que l’étatisation des moyens de production correspondait à l’écroulement du capitalisme3. Le livre édité par Agone ne pose pas de manière frontale la question de la nature de l’État français, mais pourtant, permet d’y répondre. Ce faisant, c’est la nature de l’État en général et de son articulation aux enjeux économiques qui est éclairée. Il s’agit plus précisément de son lien avec le mode de production capitaliste après la grande phase impérialiste ouverte avec le 20e siècle, après laquelle les rapports de force entre les puissances (en particulier coloniales) se trouvent en recomposition permanente.

Cet ouvrage permet donc de comprendre la nature de l’État en général, dans ses dynamiques impérialistes, mais surtout la manière dont certaines représentations du monde sont ancrées parmi les fonctionnaires à sa tête. Il apparaît tout d’abord que c’est la structure de l’État français qui impose de se focaliser sur des individus singuliers. Ce sont en effet des individus singuliers qui prennent des décisions, puisque les chaînes de commandement sont extrêmement restreintes dans leur composition: on y voit donc s’exercer à plein des visions du monde particulières. C’est pour cette raison que certains « complexes » provenant de rapports de force impérialistes antérieurs deviennent fortement déterminants. C’est le cas en particulier pour celui appelé « le complexe de Fachoda » qui est déterminant pour Mitterrand et son époque. Ce complexe désigne « un sentiment d’infériorité ou un désir de revanche que des français, en particulier militaires, pourraient éprouver envers les Britanniques »4. Ce complexe permet de rendre compte des choix stratégiques opérés autant dans le discours des dirigeants rwandais, insistant sur la participation (non avérée) de l’Ouganda dans la déstabilisation du pays, que dans les choix de maintien coûte que coûte de la domination française dans la région.

Comme nous le disions, cela est essentiellement rendu possible par la structure de l’État français : les auteurs n’ont de cesse de nous amener nombre d’éléments qui vont en ce sens, et d’en tirer la conséquence : ce n’est pas un dysfonctionnement de l’État français qui l’a amené à soutenir un régime génocidaire avant, pendant et après. Tout a très bien fonctionné. Si bien qu’aujourd’hui encore, sa structure permet de ne pas juger les parties prenantes, de ne pas ouvrir l’accès aux archives, etc. Cet ensemble de mécanismes est donc efficace, au sens où il permet effectivement la mise en place d’une politique internationale qui répond aux enjeux et aux contradictions identifiés par ceux qui prennent les décisions. Ceux-ci sont par ailleurs très bien éclairés par les rapports de terrain, qu’ils soient de la DGSE ou des militaires présents.

Une continuité apparaît clairement au travers des circuits de formation des militaires gradés, notamment autour des techniques comme celles de la « guerre révolutionnaire ». Elle a par ailleurs l’avantage d’éviter une surexposition des militaires à de longues périodes de combats dont on sait qu’elles les éreintent et les détruisent, pour leur préférer des courtes missions rapides de forces spéciales.

La diplomatie secrète en question

Si on se rappelle les premières mesures prises à la révolution russe, c’est bien la transparence de la politique internationale qui avait été appelée par les soviets et qui fit trembler les participants aux pourparlers sachant alors que tout ce qu’ils diraient serait connu par la population russe5. L’importance de la visibilité et de la maîtrise des choix stratégiques et militaires est ainsi apparue comme une évidence. Avec le soutien à un régime génocidaire, et les entraves persistantes à ne pas faire la lumière sur la nature de la participation de l’État français, entraves persistant jusqu’à aujourd’hui, c’est à nouveau une telle évidence de la nécessité d’un contrôle et de transparence démocratique qui apparaît. Cela passe notamment par un accès aux archives.

Il est cependant évident que la nature de l’État, ici dans ses fonctions postcoloniales dans le cadre de conflits impérialistes, ne peut changer sans que change le mode de production. Tant qu’il sera capitaliste, l’État devra avoir la possibilité d’agir ainsi, et aura comme potentialité inhérente de soutenir des génocides.

Enjeux d’influence économique

Les auteurs décrivent donc avec précision l’ensemble des enjeux économiques qui traversent et animent les décisions prises par les divers gouvernements et commandements militaires : les zones d’influence (de l’ONU, d’autres pays coloniaux), en terme d’armes et de ressources, etc.

L’ouvrage réinscrit également la politique française post-coloniale dans des enjeux dépassant la seule situation au Rwanda. Il est ressort que la doctrine déterminante a été celle de la stabilité : assurer le soutien à un président isolé, c’est aussi montrer aux autres gouvernements/présidents sous zone d’influence française qu’ils pourront compter sur la France s’ils sont en danger. Les enjeux stratégiques dépassent donc la seule situation immédiate à traiter. Il s’agit de se donner une crédibilité et d’apporter des gages aux autres pays soutenus. Maintenir une zone d’influence et s’assurer de la conserver, c’est s’assurer des sources de matières premières ou de marchandises à bas coût. L’accès à des marchandises au prix le plus bas possible est notamment nécessaire pour maintenir une certaine stabilité sociale dans le pays colonisateur.

Un livre complet donc, qui retrace une histoire dont il apparaît qu’on ne tournera pas la page : les idéologues travaillent toujours à répandre la doctrine négationniste du « double génocide », qui sans aucune preuve factuelle aucune, accuse toujours le FPR d’avoir commis et provoqué le génocide, thèse distillée dès les premiers instants par le pouvoir génocidaire. La libération prochaine de Bagosora doit, pour cette raison, nous inquiéter au plus haut point.

Le travail de la Mission parlementaire, par sa justesse, ses questions et surtout que ses conclusions n’ont pas été prises en compte par les gouvernements montre une seule voie possible de mise à jour de la vérité : celle prise par Survie et les autres associations.

La nature de l’État français, et bourgeois en général, apparaît sans détour : une institution au service du maintien de zones d’influence économique, à n’importe quel prix. Un État qui est donc prêt à soutenir un régime génocidaire, en lui fournissant les moyens techniques et logistiques, une caution « morale », un soutien militaire, et une garantie de ne pas poursuivre les individus par après. Un Etat donc bien éloigné des élucubrations métaphysiques bourgeoises sur l’intérêt général, la séparation des pouvoirs, le légal et l’illégal, mais qui s’incarne entièrement dans la seule « raison d’Etat ».

1Raphaël Doridant, François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, 2020.

2Moritz Zeiler, Materialistische Staatskritik, Schmetterling Verlag, 2018.

3Voir à ce sujet, Cajo Brendel, La démocratie des conseils, rééd., Echanges et Mouvement, Juin 2019, p.10. Pour la critique de Marx au programme de Gotha, voir Critique du programme de Gotha, La Pléiade.

4L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, p. 253, note.

5Victor Serge, l’An I de la révolution russe, p. 247.