Le noyau ultime d’une philosophie unitaire de la valeur-travail. Notes de lecture : La dialectique mise en œuvre de Bertell Ollman


Le noyau ultime d’une philosophie unitaire de la valeur-travail

Notes de lecture : La dialectique mise en œuvre de Bertell Ollman

Ce livre se présente sans prétention comme une introduction générale à la notion de dialectique, notamment pour des non-marxistes et des universitaires de divers domaines. L’auteur pose la contribution de Marx comme étant essentiellement une « philosophie des relations internes », que celle-ci constitue « la forme de base, la relation, dans laquelle Marx pense les éléments majeurs qui entrent dans son analyse ». Ne pas voir cela ferait que « son contenu idéel se trouve nécessairement dénaturé ».

Nous verrons dans quelle mesure il y a mécompréhension du rapport de la philosophie de Marx à la philosophie en général, puis, que cette mécompréhension conduit tout simplement à ne pas saisir ce que Marx fait. Ce problème d’approche se révélera en fait cohérent avec une la thèse de fond de l’auteur qui consiste en une théorie substantialiste de la valeur. Mais c’est surtout la nature même du geste de reconstruction de la pensée de Marx, qui, nous le verrons enfin, comporte un biais qu’il s’agit enfin aujourd’hui de ne pas suivre : réaffirmer une unité « philosophique » ou autre de ce que Marx fait, plutôt que de chercher réellement à le comprendre et voir ce qui ne va pas dans ce qu’il nous dit.

1. La critique de toute philosophie n’est pas une philosophie

« Refusant d’accepter les frontières qui organisent notre monde mental comme naturelles et allant de soi, la philosophie des relations internes admet une pratique d’abstraction qui permet une variété de relations de second ordre plus grande qu’il n’en existe dans la pensée du sens commun. » (p. 59-60)

A l’image de cette phrase, il s’agit dans l’ensemble pour l’auteur de répondre à ce qui apparaît souvent comme « le sens commun » ou « l’acception commune » de telle ou telle chose. Relier Marx à la philosophie des relations internes permettrait de reconnaître « le rôle crucial du processus d’abstraction dans la méthode de Marx » (p. 60).

Sans problématiser son affirmation (Marx opère-t-il une continuité ou une rupture avec la « philosophie » ?), l’auteur fait le choix, complexe à vrai dire, de la continuité :

« Dans l’histoire des idées, la conception que nous venons de développer appartient à ce que l’on appelle la philosophie des relations internes. En ce domaine, les influences philosophiques qui ont le plus directement agi sur Marx viennent de Leibniz, de Spinoza et de Hegel, spécialement de Hegel. » (p. 55)

Sur ce lien essentiel à Hegel, il fallait bien sûr que l’auteur nous le serve à nouveau à la sauce « histoire » :

« L’approche inhabituelle de Marx pour l’étude de l’histoire a ses racines dans son adhésion à la philosophie hégélienne des relations internes, fondation trop négligée de toute sa méthode dialectique. » (p. 116)

Certes, la spécificité des relations causales chez Marx doit être saisie dans sa complexité et les relations causales chronologiques issues des sciences de la nature, ou encore celles qui n’en sont qu’une variante, entre « base » et « superstructure », sont insuffisantes pour rendre compte de la diversité des liens établis entre les éléments dans ses développements conceptuels. De là à affirmer que c’est ce qui fait que sa « philosophie » s’inscrit en continuité avec l’histoire des idées, et pas avec n’importe qui, mais Hegel, Leibniz et Spinoza, il y a un gouffre. Franchir ce gouffre, c’est ne pas prendre en compte la nature critique de la geste marxienne, qui la rend fondamentalement incompatible avec les philosophies antérieures, dans une rupture si radicale que Marx lui-même va abandonner assez rapidement le terrain de la philosophie. Cette lecture assez à la mode, au moins depuis Althusser en France, qui consiste à réconcilier Marx avec Spinoza par exemple, soufffre d’une cécité profonde qui a diverses conséquences. Leur origine (oui, il y a une antériorité causale à cet endroit-là) est bien sociale.

Par ailleurs, l’absence totale de référence à Aristote manifeste une lacune profonde de cette contribution. L’importance de ce dernier dans la démarche de Marx se manifeste autant de manière explicite (quantité de citations, importance explicite accordée, mais aussi, continuité implicite dans la méthode et la forme du questionnement) a été démontrée notamment par Denis Collin et Michel Vadée. Cette dernière a notamment l’avantage de poser la question, qui plane comme un spectre quand on aborde la problématique de l’abstraction chez Marx, à savoir, la question du statut effectif des abstractions et des concepts, autrement dit, la question du nominalisme et du réalisme chez Marx. Ceci aurait nécessité un traitement à part entière de la Sainte Famille et de l’Idéologie allemande, ce que l’auteur ne fait pas.

Nier la philosophie des relations internes de Marx amène à

« appréhende[r] les limites entre les choses de la même manière que leurs autres qualités perceptibles aux sens (donc déterminées et connaissables une fois pour toutes) » (p. 67).

Cette question ne peut pas être abordée chez Marx sans se demander la place que joue la perception sensible, autrement dit, l’intuition sensible dans sa théorie de la connaissance (l’absence du terme même d’intuition doit nous inquiéter). Si une philosophie relationnelle a pour résultat d’affirmer qu’il n’y a pas de connaissance définitive, on se trouve face à un relativisme profondément problématique, qui reste prisonnier de l’opposition connaissable – non-connaissable.

Si réinscrire Marx en continuité avec l’histoire des idées pose un problème quant à la compréhension de son geste critique de toute philosophie (voir les thèses sur Feuerbach, d’ailleurs absentes de ce commentaire), c’est par contre coup une mécompréhension profonde du « système de rapports » qu’il met en place qui en résulte :

« Étant donné l’interaction mutuelle que Marx présuppose entre tout ce qui fait partie de la réalité, maintenant et pour toujours, il ne peut y avoir de cause qui soit antérieure et indépendante de ce qu’elle est censée provoquer, ni non plus de facteur déterminant qui ne soit lui-même affecté par ce qu’il est supposé déterminer ». (p. 56)

Ce qui amène l’auteur à conclure :

« En bref, les notions de «causer» et «déterminer» propres au sens commun, qui reposent sur une telle indépendance logique et antériorité absolue, ne s’appliquent pas et ne peuvent pas s’appliquer. » (p. 56)

Ceci est proprement faux, il y a des facteurs qui préexistent. La manière adéquate de résoudre cela n’est pas de l’ordre de la succession ou non, mais de la définition même de « déterminer » et « causer ». Comment concilier cette affirmation avec d’autres qui viendront par la suite : « Quand une quantité critique est

atteinte – différente pour chaque entité étudiée – une transformation qua-

litative se produit, comprise comme un changement de l’apparence et/ou

de la fonction. » (p. 73) où l’auteur constate donc une antériorité historique (l’inverse n’aurait de toute façon aucun sens). Il y a donc de l’antériorité absolue. Il fonde la nécessité de ne plus recourir à ces notions par ailleurs avec cette affirmation : « on trouve des affirmations fréquentes du genre suivant: la propension à l’échange est la «cause ou l’effet réciproque» de la division du travail » (ibid).

Ceci amène l’auteur à la conclusion : « Dans tout système organique observé au cours du temps, tous les processus évoluent ensemble. Aucun d’eux n’est donc initial et l’on peut dire de chacun qu’il détermine et est déterminé par tous les autres. » (p. 56).

Imparable. Mais on ne sait pas bien alors qu’en faire. L’objectif de nos recherches, si l’on peut s’accorder a minima là-dessus, est bien de pouvoir comprendre par où commencer, la place, la portée de notre action politique. Avec ce type d’affirmation, quelle action entamer ?

L’auteur modère son propos : « Cependant, il arrive souvent qu’un processus ait un plus grand effet sur les autres qu’ils n’en ont en retour sur lui ; et Marx utilise également «causer» et surtout «déterminer» afin d’exprimer cette asymétrie. » (p. 56).

Si l’on comprend bien, causer ou déterminer exprimerait ainsi une hiérarchie en terme de « grandeur » d’un effet par rapport à ce qu’il influence et rétroagit sur lui… Pourtant, un peu plus loin, l’auteur écrit à propos des relations quantitatives dans la philosophie des relations internes :

« Dans la philosophie des relations internes, la «totalité» est une construction logique qui se rapporte à la manière dont le tout, à travers les relations internes, est présent dans chacune de ses parties. La totalité, dans ce sens, est toujours là, et les adjectifs comme « plus » ou « moins » sont inapplicables. » (p. 58).

On ne sait plus où donner de la tête. Le meilleur que l’auteur aurait pu tirer de cette exclusion de la primauté chronologique d’une cause, ça aurait été pour penser la manière dont s’articulent les différentes sphères que sont la production, l’échange, la circulation, la consommation, etc. Mais voici qu’il nous propose que là, pourtant, il faut observer une primauté chez Marx :

« Ainsi, dans l’interaction entre la production, la répartition, l’échange et la consommation – en particulier mais pas exclusivement dans le capitalisme – il considère la production comme plus déterminante » (p. 58)

A la base d’une philosophie relationnelle se trouve donc la notion de « relation », voici ce que note l’auteur à propos de ce terme chez Marx :

« Marx utilise habituellement le terme « Verhältnis » dans le sens que lui donne la philosophie des relations internes, dans laquelle les parties telles le capital, le travail, etc., sont considérées comme des relations contenant en elles-mêmes les interactions auxquelles elles participent. » (p. 59).

On reste un peu sur sa fin. Ce type d’immanentisme spinozien manque cependant le fait qu’il y ait des données, de la massivité brute, comme l’est par exemple, et ce, même et surtout dans le Capital, la souffrance des ouvriers.

Par ailleurs, la philosophie des relations internes aurait donné à Marx la conscience de la nécessité d’abstraire (p. 57) : il en serait tellement conscient de cela qu’il ne l’a pas formulé ?

Dans la continuité avec cette perspicacité de l’auteur sur ce qui se passe dans la consience de Marx, on trouve l’intention de nous donner une « image » de ce qui se passe dans la tête de Marx :

« Tout le monde abstrait, mais c’est la philosophie des relations internes qui rend l’abstraction plus aisée et qui permet à Marx d’acquérir un meilleur contrôle de ce processus. » (p. 60)

« Dans l’abstraction de l’extension sur le plan spatial, les limites sont établies dans l’interaction mutuelle qui intervient à un certain point du temps. Alors que pour l’extension temporelle, les limites sont établies dans l’histoire et le développement potentiel distinctifs d’une partie, dans ce qu’elle a été autrefois et dans ce qu’elle a encore à devenir. » (p. 61)

« La sélection du niveau de généralité va du plus spécifique, ou ce qui distingue la partie de tous les autres éléments, vers le plus général, ou les caractéristiques que cette dernière a en commun avec toutes les autres entités. » (p. 61)

Encore une fois, cette abstraction (par généralisation) est typique de l’abstraction telle qu’Aristote la concevait, mais aussi telle qu’elle est pratiquée par la Critique critique, ou d’autres courants qui procèdent par abstractions abusives. Manquer ces distinctions, c’est bien manquer tout une partie du geste critique marxien qui pose comme problématique l’abstraction.

L’auteur distingue trois types d’abstractions : Spatiale/temporelle, généralisation et « vantage point », du point de vue. L’analyse de l’abstraction par extension est intéressante, elle fait bien ressortir la manière dont Marx critique les économistes classiques, prenant des périodes trop larges ou trop étroites. On n’en reste cependant trop au niveau de « ce que Marx en dit » : ce n’est pas parce que Marx dit que tel économistes a eu une vue trop étroite que la manière dont il le critique correspond à une critique au niveau de l’extension. C’est ce que nous montrera la sous-section sur le fétichisme : c’est un arrière plan général de la pensée qui amène les économistes à ne pouvoir formuler autrement qu’ils ne le font. Ce n’est pas un problème d’extension, comme on peut le voir par exemple avec sa remarque sur Benjamin Franklin, c’est parfois un problème d’avoir conscience de ce que l’on est en train de faire1.

L’héritage de l’approche par « point de vue » de Hegel, par contre, est à nos yeux, indéniable. Mais l’auteur ne souligne pas ce lien de parenté à cet endroit-là.

Si l’auteur semble souligner l’importance d’une hygiène dialectique de la pensée, on est alors surpris qu’il mette en œuvre une pensée par métaphore (qu’il trouve chez Marx et prolonge) :

« Marx critique souvent les économistes classiques parce qu’ils ne voient que l’identité ou la différence dans les relations qu’ils examinent. Marx, quant à lui, les voit toutes les deux et il frotte ces blocs continuellement l’un contre l’autre pour faire du feu. » (p. 64)

La compréhension à laquelle la classification que nous propose l’auteur devrait nous permettre de comprendre ce genre de déclaration de Marx :

« En conséquence, Marx peut affirmer que le travail et le capital sont des «expressions de la même

relation, mais vues simplement de ses pôles opposés » » (p. 65). C’est la relationnalité du fait qui appraîtrait…La notion de pôle, d’expression, etc, sont semble-t-il un peu plus complexe que simples manifestations d’une « philosophie relationnelle ».

L’auteur propose une réflexion sur l’identité chez Marx qui part de citations isolées, qui ne permettent absolument aps de comprendre ce dont il est question. Il procède par extraction de citations sans contextualisation2. Ce manque de méthode est caractéristique du cherry picking pratiqué aujourd’hui en sciences sociales.

Comme nous l’avons vu, si le problème se pose d’un point de vue du rapport entre la démarche marxienne et l’histoire des idées, il implique nécessairement de passer à côté de ce que fait Marx. Mais ceci a d’autres sources et d’autres implications qu’il s’agit à présent d’observer.

2. Une théorie substantialiste de la valeur

Partant d’une définition de « forme » dont Deleuze lui-même aurait rougi, l’auteur glisse en fait vers ce qui constitue le fond de sa conception de la valeur et sa substance, une théorie de la valeur-travail. Tout d’abord, sa définition de forme : « une forme est cet aspect d’une relation, centré soit sur son apparence ou sa fonction », mais aussi, « le moyen principal auquel Marx a recours pour nous faire savoir qu’il a trouvé une identité dans une différence… »

Ce qui amène l’auteur à l’étrange conclusion : « La valeur, la marchandise, le capital, l’argent, etc., ne pouvaient être saisis que comme des formes du travail (et, éventuellement, des formes les unes des autres) et ne pouvaient être analysés qu’ainsi parce que Marx abstrait chacune de ces unités d’une manière suffisamment large pour inclure tous ces éléments dans leurs relations distinctives. » (p. 65)

Cette conclusion est bien moins étrange quand on comprend la conception de la valeur que l’auteur a :

« Dans ce qui est sans aucun doute la caractéristique clé du mouvement dans la théorie de la valeur-travail de Marx, la valeur – au travers de sa production par le travail aliéné et de son entrée dans le

marché – est métamorphosée en marchandise, argent, capital, salaire, profit, rente et intérêt. (p. 73)

Ou encore :

« La théorie de la valeur-travail, par exemple, est principalement une tentative d’expliquer pourquoi tous les produits de l’activité productive humaine dans la société capitaliste sont dotés d’un prix, non pourquoi un produit particulier coûte tant ou tant, mais pourquoi il coûte quelque chose. » (p. 88)

Ce qui correspond à une compréhension erronnée de la substance de la valeur (comme produite par le travail) :

« Appréhender le capital à la manière de Marx, comme une relation complexe dont le noyau est constitué de liens internes entre les moyens matériels de production et leurs propriétaires, les travailleurs qui les mettent en œuvre, leur produit particulier, la valeur, et les conditions dans lesquels la propriété et le travail se déroulent… » (p. 53)

Ou encore :

« tous les individus qui travaillent pour des capitalistes, produisent de la valeur » (p. 70)

Ou pire, à une compréhension bourgeoise de la source de la valeur :

« C’est ainsi, note Marx, que l’argent ne devient du capital, c’est-à-dire ne devient capable d’acheter de la force de travail et de produire de la valeur, que lorsqu’il atteint un certain montant » (p. 73)

La compréhension de la métamorphose est assez limitée, mais cela provient d’une lecture superficielle qui ne s’attarde pas sur le texte, ainsi, « Le caractère essentiellement synchronique de la métamorphose » (p. 74), « on peut voir alors toutes les phases du cycle comme se produisant simultanément » (ibid.)

Noeud central de son développement (bien plus que ses classifications entre différentes formes d’abstraction et niveau d’abstraction), le concept de métamorphose apparaît comme un des aboutissements les plus élevés de la philosophie des relations internes. Ceci apparaît dans un paragraphe où l’auteur résume la démarche d’ensemble à rebours :

« Pour résumer, la métamorphose, telle que la comprend Marx, n’est possible que sur la base d’une abstraction d’extension assez large pour embrasser le transfert de qualités d’un élément à d’autres éléments au cours d’une interaction sur une certaine durée, ce qui présuppose une théorie des formes particulière (le mouvement est perçu lorsque les éléments deviennent des formes les uns des autres), ce qui, à son tour, présuppose une théorie particulière de l’identité (chaque forme est à la fois identique aux autres et différente), ce qui est un corollaire nécessaire de la philosophie des relations internes (l’unité de base de la réalité n’est pas une chose mais une relation). » (p. 75)

« Le but déclaré de Marx étant de saisir les choses « comme elles sont et adviennent réellement» » (p. 72) : ou pas, on peut trouver d’autres affirmations sur la manière dont Marx pose explicitement la nature de son développement. Un travers assez commun dans les analyses de l’oeuvre de Marx est de se fixer sur le discours que Marx a de son propre travail. Or on ne peut de toute façon pas s’en tenir à ces déclarations, il nous faut interroger le texte pour observer si effectivement il fait cela. En effet, malgré l’incroyable perspicacité de Marx et le discours explicite qu’il tient ponctuellement sur sa méthode (comme par exemple dans l’Introduction de 1859, qu’Ollman cite d’ailleurs, c’est souvent un signe), il est nécessaire de juger la nature de sa critique de l’économie politique par la manière dont il la met en œuvre. Nous ne pouvons nous en tenir au discours qu’il porte sur ce qu’il fait. Alfred Schmidt observait : « Aussi importante qu’ait pu être la compréhension que Marx avait de lui-même, très souvent, il reste bien en amont de ce qu’il propose comme développement théorique dans ses analyses matérielles » 3. Que cela soit en amont ou en aval, il nous revient cependant de ne pas nous y arrêter.

« La philosophie des relations internes pose un problème majeur lorsqu’on désire souligner un aspect particulier ou un segment temporel de l’interaction en cours sans pour autant donner l’impression de renier ou de minimiser ses autres éléments. » (p. 116).

Problème que Marx résoudrait par la notion de « présupposé » ou « precondition », pour mettre en avant le rapport effectivement dialectique dans lequel se trouvent présupposés et résultats. L’aboutissement de ces réflexions ferait rougir par leur profondeur Marion Cotillard :

« Dans la philosophie des relations internes, le futur est un moment essentiel du présent. » (p. 124).

Déclarations toujours aussi peu conciliables avec la masse immanente de relations entre lesquelles on ne peut pas poser de rapport d’antériorité. Des « trajectoires » de « diverses pressions » se dessinent du passé vers l’avenir (p. 125).

3. Unité contre ambivalences

Enfin, nous allons pouvoir connaître ce qui est vraiment l’objet d’étude de Marx :

« le point de départ principal de Marx est le nœud de contradictions majeures qu’il a trouvées au cours de son étude du capitalisme. «Le fait», dit-il, «que la production bourgeoise soit obligée, par ses propres lois immanentes, d’une part, de développer les forces productives comme si elle n’était pas une production sur une base sociale étroite, et d’autre part, qu’elle ne puisse à son tour se développer que dans les limites de cette étroitesse, est la cause la plus profonde et la moins visible des crises, des contradictions criantes qui éclatent en son sein, au milieu desquelles elle se meut et qui la caractérisent, même pour un œil peu exercé, comme simple forme historique transitoire. » (p. 125-126)

Note 19.

Une citation, qui formulant une théorie des crises assez simpliste (mais classique aujourd’hui) qui repose bien entendu sur une théorie substantialiste de la valeur, mais en plus de cela, bien soutenue par un déterminisme historique, assez surprenant avec les « trajectoires de diverses pressions » précédentes. La mise en exergue de ce « point de départ » trahit une position profondément déterministe de l’auteur, qui, aux moments décisifs, oublie bien les soit-disant spécificités d’une « philosophie des relations internes ».

Ce détour par la philosophie au fondement de la geste marxienne nous amène enfin, à une thèse intéressante, mais dont, nous devons bien le dire, la conceptualisation la plus sérieuse et convaincante, à été élaborée par Michel Vadée (Marx, penseur du possible) :

« Telle est la forme dialectique du futur au sein du présent, le sens de «déterminé» contenu dans ce que l’on veut dire par «potentiel». » (p. 126).

Donc, la dialectique du présent c’est le déterminé au sens de potentiel.

Une philosophie relationnelle, si elle rend compte d’une certaine complexité de la démarche marxienne, se trouve bien plutôt compatible avec une pensée universitaire bourgeoise qui se refuse à commencer par quelque part, à identifier des causes, sous prétexte que ceci serait un positivisme déterministe. Faire de Marx une « philosophie » et considérer que sa spécificité réelle se trouve au niveau de la conception de l’abstraction, c’est évacuer de fait la dimension critique, pratique et révolutionnaire de sa démarche. Cette impossibilité à penser tout court, si elle s’est manifestée dans une absence criante de toute méthode pour commenter Marx (au moins en resituant les citations dans leur contexte?), ne peut aboutir ailleurs que sur une phrase finale au sens difficilement accessible pour le commun des mortels :

« De fait, l’étude par Marx du présent avec son orientation vers le futur devient de plus en plus pertinente, tout comme ce futur, éclairci par cette même étude, devient une possibilité de plus en plus réaliste. » (p. 130.)

Pour finir, l’effort de fond de l’auteur consiste à retrouver un « noyau » dans la pensée de Marx. Si l’on analyse le rapport de Marx avec le champ théorique de l’économie politique, c’est la radicalité épistémologique de sa critique de l’économie politique qui ressort. Ce sont également les ambivalences fondamentales des catégories qu’il forge qui apparaîssent cependant en même temps. Cela est possible notamment élaborant à partir des concepts de « paradigme » (Kuhn) et de « méthodologie des programmes de recherches » (Lakatos), celui de « champ théorique ». Ceci permet d’appréhender le discours scientifique au niveau des suppositions implicites qui conditionnent la structure et la conceptualisation de son objet et d’aller au-delà de la distinction entre science et non-science souvent simplement utilisées pour discréditer un discours. Cela expose en quoi le corpus marxien représente, avec ses phases d’évolution, une révolution scientifique qui porte en elle de nouveaux concepts de science et de réalité. Et Marx opère une telle révolution en ce qu’il ne critique pas des théories isolées, mais bien la science économique dans son ensemble.

Une telle reconstruction de la pensée de Marx s’inscrit dans la continuité de la Neue Marx Lektüre allemande, qui est une école de lecture initiée par Hans-Georg Backhaus et Helmut Reichelt dans les années 1970. En effet, avec cette école d’une part l’analyse de la forme-valeur apparaît comme étant la matrice conceptuelle des dynamiques du fétichisme et des mystifications capitalistes. D’autre part, elle considère que la critique marxienne consiste bien en une critique de la science économique dans son ensemble. Seulement, il nous faut nous en distinguer nettement parce qu’il apparaît impossible de faire une « reconstruction » du discours marxien, comme on atteindrait un noyau homogène et stable de ses analyses. Il est bien plutôt nécessaire d’affirmer l’impossibilité de cerner avec précision un discours uniforme de Marx, pour mettre en évidence les ambivalences fondamentales de ce discours, d’où le sous-titre de son œuvre majeure : Critique de l’économie politique.

1 L’auteur lui-même évoquera l’abstraction réelle : C’est ainsi que le travail, la marchandise, la valeur, l’argent, le capital, et autres structures produites par le capitalisme lui-même sont sujettes à être mal conçues d’entrée de jeu. Marx appelle ces résultats objectifs du fonctionnement capitaliste des « abstractions réelles », et ce sont principalement ces «abstractions réelles» qui poussent les individus en contact avec elles à construire des «abstractions idéologiques». (p. 43)

2 Il affirme ainsi que « la réalité sociale de la nature et la science naturelle humaine, ou la science naturelle de l’homme sont des expressions identiques 36 ». L’offre et la demande (et dans un « sens plus large » la production et la consommation) sont également déclarées identiques 37 . Et la liste d’affirmations de ce genre, avec ou sans le terme «identité», est très longue. Un bon exemple est sa référence à « la bourgeoisie, c’est-à-dire, le capital 38 ». (p. 65)

3Alfred Schmidt, Zum Erkenntnisbegriff der Kritik der politischen Ökonomie, in: W. Euchner, A. Schmidt (éd.), Kritik der politischen Ökonomie heute 100 Jahre „Kapital”. Referate und Diskussionen vom Frankfurter Colloquium 1967, 1967, Frankfurt/M, 1972, p. 32.