En hommage à Rosa Luxemburg : pour une autocritique impitoyable !


En hommage à Rosa Luxemburg : pour une autocritique impitoyable !

Le 15 janvier 1919, la militante révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg est assassinée à Berlin, en même temps que Karl Liebknecht, dans les soubresauts de la révolution allemande.

Pour avoir privilégié l’action des masses et toujours critiqué l’immobilisme et le réformisme de la tête du parti social-démocrate allemand (SPD), elle sera ostracisée et attaquée par ces mêmes dirigeants.

Sa conception profondément démocratique du mouvement révolutionnaire fera d’elle, aussi, la cible de générations de pseudo-communistes, à commencer par les léninistes dont la raison d’être, l’existence du parti comme avant-garde de la révolution, est en tout point opposée à la sienne. En effet, elle n’avait de cesse de revendiquer, inlassablement, le rôle crucial de l’auto-organisation dans la lutte. Et les staliniens poursuivirent leur travail de sape ; sans parler des nazis qui, eux, firent brûler ses textes.

Conséquence sur le long terme de cette lutte « anti-luxemburg », ses textes sont encore trop méconnus aujourd’hui, trop peu édités alors même qu’ils sont, pour certains d’entre eux, d’une grande actualité.

Enfin, les choses changent. Le projet d’édition des œuvres de Rosa Luxemburg par les éditions Smolny et Agone 1, ou encore la récente parution de la bande-dessinée Rosa la rouge aux éditions Amsterdam 2 permettent de rendre accessible ses textes et son parcours. Nous pensons aussi aux remarquables textes de Michael Löwy sur Rosa Luxemburg 3, textes dans lesquels il n’a de cesse de rappeler l’importance d’une compréhension fine de la notion de « spontanéité », ainsi que l’acuité de Rosa Luxemburg à avoir perçu l’alternative fondamentale posée au prolétariat : celle entre socialisme ou barbarie.

C’est parce que pour Rosa Luxemburg, la critique du système capitaliste est indissociable de celle du colonialisme et du nationalisme dont elle dénonce, très tôt, le caractère barbare. Avec une plume remarquable, dans un style incisif et mordant, elle dévoile les agissements criminels des puissances coloniales européennes.

En répondant à la polémique soulevée par Eduard Bernstein (et repris par Georges Sorel en France), Rosa Luxemburg saisit ce qui est identifié comme un dualisme chez Marx et pris pour une contradiction entre politique et scientifique, comme en fait l’expression des contradictions de classe à l’oeuvre dans la société : « « le dualisme de l’avenir socialiste et du présent capitaliste, du capital et du travail, de la bourgeoisie et du prolétariat » 4.

Sa perspicacité est celle d’une lectrice attentive de Marx et Engels, abreuvant sa perception éminemment matérialiste de la société. Cette approche traverse tous ses textes, et a surtout guidé son action politique, pour ne pas se laisser aveugler par l’aventurisme d’initiatives insurrectionnelles amenées à ignorer l’absence de maturité des masses.

Dans la fameuse Brochure de Junius écrite en prison, Rosa Luxemburg nous livre une description sans concession de la bourgeoisie au sortir de la guerre mondiale, classe dont les mains sont couvertes de sang 5. Elle y réitère que la tâche du prolétariat révolutionnaire est celle d’une « autocritique implacable et lucide » :

« Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, dégoulinant de boue 6i – voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas quand, vertueuse et tirée à quatre épingles, elle prend le masque de la civilisation, de la philosophie et de l’éthique, de l’ordre, de la paix et de l’État de droit, c’est quand elle apparaît telle une bête féroce, un sabbat de l’anarchie, un souffle pestilentiel répandu sur la civilisation et l’humanité, qu’elle se montre nue, sous son vrai jour.

Et au beau milieu de ce sabbat de sorcières s’est déroulée une catastrophe historique d’importance mondiale : la capitulation de la social-démocratie internationale. Se bercer d’illusions sur ce point, ou le dissimuler, serait la plus insensée, la plus funeste des choses qui pourrait arriver au prolétariat. « Le démocrate [c’est-à-dire le petit-bourgeois révolutionnaire *], dit Marx, sort de la défaite la plus honteuse aussi immaculé qu’il y était entré innocent, avec la conviction renouvelée que sa victoire est certaine, et que ce n’est pas à lui et à son parti d’abandonner leur ancien point de vue, mais qu’au contraire ce sont les conditions qui doivent mûrir à son profit ii. » Le prolétariat moderne ressort tout autrement des épreuves historiques. Ses erreurs sont aussi gigantesques que ses tâches. Aucun schéma tout tracé, valable à coup sûr, aucun guide infaillible ne lui indique les chemins qu’il doit emprunter. L’expérience historique est sa seule préceptrice. Le chemin escarpé de son auto-émancipation n’est pas uniquement pavé d’immenses souffrances, mais aussi d’erreurs innombrables. Le terme de son parcours, sa libération, dépend de la capacité du prolétariat à concevoir qu’il lui faut apprendre de ses propres erreurs. L’autocritique, une autocritique impitoyable, cruelle, allant jusqu’au fond des choses, voilà l’air et la lumière sans lesquels le mouvement prolétarien ne peut vivre. L’échec du prolétariat socialiste dans la guerre mondiale actuelle est sans équivalent, c’est un désastre pour toute l’humanité. Mais le socialisme ne serait perdu que dans le cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements. »

Cet extrait nous montre que l’autocritique est une condition pour que le prolétariat puisse avancer vers la révolution, c’est-à-dire pour qu’il soit réellement en prise avec le réel : c’est là que s’ancre la nécessité d’une forme démocratique d’organisation du prolétariat, et non pas dans des injonctions abstraites et universalistes. Rosa Luxemburg poursuit ensuite sa description de ce « devoir d’honneur », qui revient à la classe ouvrière et à aucune autre classe :

« Elle est investie du devoir d’honneur de marcher en tête pour sauver le socialisme international, c’est-à-dire de donner l’exemple d’une autocritique impitoyable. Aucun autre parti, aucune autre classe de la société bourgeoise ne peut exposer à la face du monde ses propres fautes, ses propres faiblesses dans le clair miroir de la critique, car ce miroir lui ferait voir en même temps les limites historiques érigées devant elle et, derrière elle, sa destinée historique. La classe ouvrière peut toujours regarder sans crainte la vérité en face, même si cette vérité est pour elle l’accusation la plus amère, car sa faiblesse n’est qu’un égarement et l’implacable loi de l’histoire lui redonne force, lui garantit sa victoire finale.

L’autocritique sans pitié n’est pas seulement un droit vital, c’est aussi le devoir suprême de la classe ouvrière. Nous transportions à notre bord les trésors les plus précieux de l’humanité, confiés à la garde du prolétariat ! Et tandis que la société bourgeoise, souillée et déshonorée par l’orgie sanglante de la guerre, continue de se précipiter vers sa perte, le prolétariat international doit et va se reprendre pour ramasser les trésors éclatants qu’il a, dans un moment d’égarement et de faiblesse, laissés sombrer dans le tourbillon effréné de la guerre mondiale. »

Ce devoir suprême consiste à considérer avec justesse nos « défaites », nos « erreurs », et l’état des rapports de force pour pouvoir surmonter les épreuves qui attendent le mouvement révolutionnaire. C’est pourquoi :

« La victoire du socialisme ne tombera pas du ciel comme un fatum [une fatalité]. Elle ne peut être remportée qu’au terme d’une longue suite d’impressionnantes épreuves de force entre les puissances anciennes et les nouvelles, épreuves de force au cours desquelles le prolétariat international, sous la direction de la social-démocratie, s’instruit et tâche de prendre en main son propre destin, de s’emparer du gouvernail de la vie sociale, de devenir le pilote lucide de sa propre histoire, lui qui en était le jouet sans volonté. »

1Voir la présentation du projet éditorial : http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=1977

2Kate Evans, Rosa la rouge, Amsterdam, 2019.

3Michael Löwy, Rosa Luxemburg, L’étincelle incendiaire, Le temps des cerises, 2018.

4Rosa Luxemburg, « Réforme ou révolution », in Le but final. Textes politiques, Spartacus, 2016, et Maximilien Rubel, Pages choisies pour une éthique socialiste, Marcel et Rivière, 1948, p. XII.

5Rosa Luxemburg, La brochure de Junius, la guerre et l’Internationale, Oeuvres complètes, tome 4, Agone-Smolny, 2014.

6Rosa Luxemburg emploie les termes mêmes de Karl Marx dans Le Capital, Livre I : « blut- und schmutztriefend ». L’édition de Jean-Pierre Lefebvre propose la traduction suivante : « Le capital quant à lui vient au monde dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds » ; et celle de Joseph Roy et Maximilien Rubel : « Suant le sang et la boue par tous les pores » 1.

*Toutes les insertions dans les citations de ce texte sont de Rosa Luxemburg.

iKarl Marx, Das Kapital, Livre I, Werke, Bd. 23, p. 788 ; trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, t. III, p 202 ; trad. Joseph Roy et Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. I, p. 1224.

iiKarl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Les Luttes de classes en France, trad. Maximilien Rubel et Louis Janover, Paris, Gallimard, « Folio-Histoire », 2002, p. 219.