Démocratie de conseils vs socialisme de conseils. Au sujet du livre Démocratie des conseils de Yohan Dubigeon


Démocratie de conseils vs socialisme de conseils

Au sujet du livre Démocratie des conseils de Yohan Dubigeon

Le communisme de conseil a fait l’objet d’un certain nombre de parutions, notamment en cette période de centenaire de la révolution russe et allemande. L’intérêt pour cet objet politique n’est pas étranger à un ensemble de facteurs historiques qui amènent les auteurs à produire ce type de discours. Le champ de conceptualisation de cette pratique politique particulière est composé de deux extrêmes : l’idéalisation au service du démocratisme radical, l’historicisation au service de la révolution.

On peut distinguer trois grands réservoirs d’expériences d’auto-organisation qui inspirent et structurent l’imaginaire révolutionnaire de la gauche communiste. D’une part, elles proviennent de ces expériences elles-mêmes : La Commune de Paris, les Soviets de 1905-1906 et de 1917, l’Allemagne en 1916-19, Hongrie 1956, USA, Seattle et Winnipeg, Grande-Bretagne (Délégués d’atelier), l’Italie en 1919, les Soviets en Chine entre 1928 et 1934, en Espagne en 1936-37, insurrection de Budapest en 1956, etc., ). D’autre part elles existent par la mémoire qu’on en a gardé et les théories forgées par ces expériences (Gauche germano-hollandaise, communistes de gauche, marxisme hétérodoxe). Et enfin, elles inspirent des productions contemporaines sur ces expériences (Dardot Laval, Toni Negri, etc.) qui elles-mêmes n’ont d’autre vocation que de structurer de manière anhistorique le mouvement révolutionnaire, soit en en extrayant les formes absloues de la démocratie, soit en lui assignant des objectifs en décalage et non en rupture avec les revendications et formes d’auto-organisation que celui-ci porte.

L’actuel regain d’intérêt pour le concept de démocratie directe se reflète dans son omniprésence médiatique. Cette démocratie directe, quand elle ne s’inspire pas d’Etienne Chouard, s’inspire au mieux de resucées social-démocrates lénifiantes. Il n’est pas courant, mais pas rare non plus de croiser des militants. Et que parmi ces militants, la ligne de fracture ne se situe non pas entre les orgas, mais bien entre le fait de s’organiser et de ne pas s’organiser. D’un certain point de vue, c’est une phase simplement descendante de la conscience qu’a une classe dans sa lutte face à une autre, du fait qu’il y a un combat. D’un autre, c’est tout simplement le résultat d’une conjoncture particulière pour les Organisations, entendons-nous, ici, les syndicats. Après les heures de la répression (fin 19e, début 20e), ils ont connu leurs heures de gloire alors que dans les années 1970, lorsqu’ils interviennent sur les revendications de la classe ouvrière pour les réformiser. Ils sont alors une contradiction moins forte que d’autres pour le processus d’autovalorisation de la valeur, et ses préposés, les capitalistes. Ainsi, les syndicats et au final, leur militants, défilèrent pendant un temps auréolés de cette couronne de succès. Cette couronne a terni. Depuis 1996 (1995 consistant en la dernière victoire revendicable des syndicats), chacune des luttes qui a été menée a contribué à ce que cette couronne fanne.

Remplissant admirablement leur rôle de domestication et d’encadrement du mouvement de révolte portant des revendications économiques, pour qu’elles en restent à cela et ne deviennent pas politiques, les syndicats perdirent progressisment la confiance de la Base. Et nous arrivons en 2019.

Chaque lutte n’a été qu’une démonstration de force de l’État qui en profitait pour démontrer leur absence de force. Dans ce contexte, n’importe qui se désaisirait immédiatement de cet instrument afin de mener une lutte de classe. Mais bien sûr, ce n’est pas aussi simple, dans la praxis, composons, ici, observons nos pratiques et interrogeons leurs origines.

Il ne faut cependant pas nier la profondeur des changements qui ont lieu dans les pratiques associatives et militantes, si l’on observe cela sur un moyen terme. La démocratie directe a agi comme un poison anti-léniniste, permettant enfin de faire accéder dans les pratiques l’insurrection contre l’Organisation. Quelle que soit la forme qu’elle prenne, la démocratie directe, simple déclaration ou mise en pratique, entretient un rapport aux expériences du mouvement ouvrier très limité, voire inexistant. Pourtant, son lien, certains diront sa filiation, ou son af-filitation au mouvement ouvrier révolutionnaire sont essentielles. Ce lien est une garantie pour que cette pratique soit autre chose que l’instrument efficace d’une alliance de classes menée par diverses fractions de la bourgeoisie pour entraîner le prolétariat derrière elles. Dans ce cas, c’est une pratique qui n’est alors qu’une manière de réconcilier les processus de subjectivation contemporains avec les institutions bourgeoises, en dissociant soigneusement la question économique de celle politique, tout en reprochant de ne pas résoudre ce hiatus.

Yohan Dubigeon, dans La démocratie des conseils propose d’extraire les principes politiques impliqués par la pratique de la démocratie de conseils et de les réunir sous ce qu’il appelle une « axiomatique ». Au premier abord, une approche qui semble souffrir d’un besoin de subsumer propre au domaine de la recherche universitaire, qui s’il certes porte de nombreux fruits, produit en sciences humaines un besoin récurrent de systématiser, pour le meilleur et pour le pire. Ce livre de Yohan Dubigeon est le résultat d’une brillante thèse soutenue à à l’IEP Paris, sous la direction de Jean-Marie Donegani. C’est un livre incontournable aujourd’hui.

Sans pour autant s’articuler autour de la distinction aristotélicienne entre poiesis et praxis, la démocratie de conseil aurait la particularité d’être une praxis, une activité dans laquelle fins et moyens sont indistincts, une activité qui produit ses conditions de possibilité tout autant que la fin qu’elle vise par sa mise en œuvre.

L’auteur propose ainsi d’exposer les concepts qui sont « inhérents » à cette activité politique. D’elle émerge, en plus du concept kantien d’autonomie, l’universel rancierien d’égalité, comme présupposé-finalité de cette pratique politique historiquement déterminée. Une génétique conceptuelle qui tend paradoxalement à l’ahistoricité par « l’émergence immanente » d’universaux. Cette pratique politique répondrait plus ou moins consciemment à d’autres manières de faire de la politique, d’une part suivant la conception arendtienne de la politique, comme mise en œuvre d’un plan prédéterminé (modèle architectural biblique), et d’autre part suivant celle verticale de légitimation de l’exercice du pouvoir par la compétence ou le statut social. Un ensemble de conditions historiquement déterminées présuppose la nature de cette contribution.

En arrière plan de la remise en question de la conception arendtienne se trouve la critique de la planification, traditionnellement dévoyée depuis l’émergence du marxisme occidental hétérodoxe, notamment par le courant dit de la communisation. Suite au mouvement citoyenniste Nuit Debout et au marasme conceptuel provoqué par les réflexions de Frédéric Lordon, cette opposition s’est cristallisée plus largement en dialectique entre instituant et institué.

On serait peut-être étonné de la dénotation attribuée au concept d’« autonomie » convoqué par l’auteur qui est compris au sens restreint, kantien et bourgeois de « se donner ou être l’auteur de ses propres lois ». Cette définition concorde apparemment avec la’analyse proposée des pratiques de démocratie des conseils projetant pour l’individu face à lui, son ombre de citoyen bourgeois abstrait, qui a pour idéal de réalisation de soi d’être le Législateur. Ce sujet politique qui a en lui, au plus profond de lui, puisque située avant toute expérience possible, la légitimité et l’universalité, qui a ce pouvoir divin de produire ses propres lois et de s’y soumettre librement, totalement extrait des conditions historiques. Ce sujet kantien, quel est-il ? Nous le savons par bien trop qu’il est la projection idéalisée de l’homme blanc sain avec « toute sa raison ».

En faisant cela, non seulement Dubigeon ignore la critique hégélienne de la moralité kantienne, mais se ferme ainsi la possibilité d’accéder à la critique marxienne de Hegel. Ce cadre d’analyse et le réseau conceptuel historiquement déterminé qui lui est sous-jacent est un élément-clé pour saisir l’intérêt d’un ouvrage qui s’inscrit dans la vaste recherche de manifestations historiques de pratiques de la démocratie directe, afin, par ce moyen, de réhabiliter la pertinence des expériences du mouvement ouvrier pour la conception d’un projet politique émancipateur. Cependant, la prétention à l’universalité apriorique impliquée par la conception kantienne du sujet politique implique que le cadre d’analyse sous-jacent n’est pas visible.

On retrouve cette bévue encore à un autre niveau. Alors même que la particularité de cette pratique politique semble être de faire sauter les distinctions classiques entre théorie et pratique, la génétique conceptuelle proposée par l’auteur témoigne bien plutôt d’une tentative de réintroduire de l’universalité sans prendre acte de la méthode impliquée par ce qu’il expose quant à la manière dont s’articulent théorie et pratique, ici, universaux et expérience historique.

Quelle est la petite chanson que nous entendons de l’expérience historique de la démocratie de conseil ? Celle que nous voulons entendre aujourd’hui et qui n’est rien d’autre que celle de la critique des élites politiques. Celle qui voit le degré le plus élevé de la politique comme étant l’implication du sujet dans le politique par un acte de subjectivation passant par une implication dans la « vie politique ».

Comme répondant à une méfiance maintenant généralisée face au mouvement ouvrier, il s’agit de trouver les éléments qui le rendent compatibles avec nos paradigmes contemporains, il s’agit de le réhabiliter en trouvant en lui les signes de ce qu’on estime être un idéal de la pratique politique, de ce qu’on estime être des mots d’ordre légitimes, comme celui de combler le hiatus entre dirigeants et dirigés, des mots d’ordre qui, pourtant, ne semblent pas être si légitimes puisqu’ils doivent être fondés ahistoriquement par des universaux.

Ce livre nous en dit, par conséquent, bien plus sur nous que sur les conseils, de telle sorte que les caractéristiques de la démocratie de conseils correspondent étonnament bien à « notre idéal ». C’est que l’une des leçons essentielles de cette pratique n’est pas tirée : que c’est là bien plutôt le socialisme qui se réalise par son caractère historiquement relatif. Que c’est le caractère historiquement relatif du socialisme, dans la multiplicité et l’imperfection de ses formes dans la lutte qui se montre plutôt que la validité intemporelle et universelle d’une pratique politique.

Nous pouvons extraire des expériences de communisme de conseil l’affirmation qu’elles sont les réalisations et préfigurations du socialisme plutôt que la manifestation de l’universalité de principes de fonctionnement : le caractère historiquement relatif du socialisme est la première conclusion qu’il faut en tirer et elle se trouve en contradiction avec des applications de caractères qui reposent, consistent et/ou tendent vers une universalité. C’est le caractère historiquement relatif du socialisme qui se montre plutôt que la validité intemporelle et universelle d’une pratique politique.

C’est que Dubigeon réalise la prouesse d’extraire ces expériences historiques de leurs présupposés matérialistes pour en faire des mouvements potentiellement dissociables de l’analyse marxiste, pour en faire des mouvements compatibles avec l’aspiration démocratique nécessaire à une classe. S’il semble pour certains encore nécessaire de prouver le caractère non totalitaire de la pensée marxiste, le summum de sa réhabilitation semble alors consister à voir en lui la production de modèles politiques qui nous conviennent, en invisibilisant que ses présupposés en sont indissociables. Il s’agit bien donc de nous inviter, comme le titre ne nous y trompe pas, à voir ce que ces expériences historiques ont de démocratique, non pas ce qu’elles ont de socialiste.

Une autre manière de traiter ces expériences permet d’accéder à un niveau méta-normatif, au sens où il n’est pas question du contenu concret de la société future, mais des conditions dans lesquelles émergent ce contenu. En effet, la pratique privilégiée ou choisie, le mode d’organisation et le front ont pour présupposé une compréhension de la nature du capitalisme dont l’organisation n’est qu’une phénoménalisation. C’est pourquoi, lorsque ce niveau méta-normatif sera atteint, il sera alors possible de concevoir une confrontation entre différentes conceptions du mode de production et du rapport social capitaliste, dans leur rapport à celle émise et/ou impliquée par Marx dans ses travaux.

Le communisme de conseil possède la double particularité de théoriser aussi bien que de mettre en pratique, tout en partant de l’absence de rupture entre sphères de l’action et de la réflexion. L’auto-organisation ouvrière se révélera être ainsi la source unique des institutions révolutionnaires, et donc une praxis de l’Aufhebung, de telle sorte qu’il sera possible d’isoler ce qui constitue le caractère révolutionnaire d’une théorie de la démocratie radicale.