« C’est la faute à Descartes » : Débats sur la formation de l’esprit capitaliste


« C’est la faute à Descartes » : Débats sur la formation de l’esprit capitaliste

C’est un sport que de s’en prendre à Descartes et lui assigner la faute originelle d’avoir fournit par son mécanisme et son « machinisme » les concepts et les structures fondamentaux permettant la production et la reproduction du capitalisme. Ce qui est en jeu, c’est la définition que l’on a du capitalisme, et l’enracinement dans Descartes des prémisces idéologiques fondamentales du capitalisme recèle en elle une conception foncièrement bourgeoise de la modernité qui ouvre la voie à une critique anticapitaliste emprisonnée dans une condamnation du machinisme et de la technologie qui ne permet pas d’accéder aux phénomènes fondamentaux de ce mode de production.

Pour casser cette idée reçue, nous verrons rapidement l’histoire de ces prouesses démonstratives et les dernières frasques, notamment françaises, tentant notamment d’expliquer les circonstances par la conscience. Par une ironie dialectique, il s’agit bien sûr de faire coller la pensée cartésienne aux circonstances de son temps, pour ensuite expliquer les circonstances ultérieures par la pensée de Descartes. Nous considérons que sur cette question, un ouvrage est incontournable, il s’agit de celui de Jon Elster, Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste (1974). Il a le mérite de partir de définitions bien plus claires du capitalisme et de voir dans la pensée de Leibniz les contradictions historiques caractéristiques de la période de généralisation du mode de production capitaliste et des intuitions proprement géniales dégageant les caractéristiques fondamentales du capitalisme au-delà de la simple mécanisation « utilitariste » de l’univers physique.

Nous allons tout d’abord observer que, si le problème fondamental est celui de l’imputation d’une causalité sociale à une œuvre, l’ouvrage de Jon Elster s’inscrit plus spécifiquement dans les controverses liées à la signification des Lumières et de l’Aufklärung dans leur rapport à la généralisation du mode de production capitaliste.

La réception des Lumières

L’ouvrage de Jon Elster s’inscrit dans le champ plus large de la réception et du traitement des Lumières et de l’Aufklärung par les philosophies postérieures. Cet ensemble de philosophies est tout d’abord huée par les conservateurs romantiques, qui voient dans les Lumières le triomphe d’une raison calculatrice, froide et destructrice de mythes, de racines, et finalement de ce qu’il y a d’humain en l’homme1.

Cassirer

« Le Leibniz de Voltaire est un peu comme le Marx de la 2e Internationale : un croquis grossier qui ne permet pas de soupçonner les subtilités qui en font la cohérence » (24).

L’importance accordée à Descartes et à Leibniz dans la « constitution du sujet moderne » ou comme paradigmatique pour une manière de penser propre à l’époque des Lumières revient, avant Adorno et Horkheimer, à Cassirer, dans son étude Die Philosophie der Aufklärung2.

Voici comment on peut schématiquement résumer l’analyse de Cassirer : « Les Lumières fondent la connaissance de la nature sur l’expérience et la raison, et elles seules. La mathématique exprime l’universalité de la loi. Elle est le modèle insurpassable appelé à se propager. En effet, l’« esprit géométrique » ou « esprit de l’analyse pure » doit s’appliquer à tous les domaines de la connaissance, celle de l’homme comme celle de la nature. »3

« Cassirer […] découvre chez Leibniz les prémisses des Lumières dans « l’éclairement de l’entendement et l’exercice de la volonté à agir en toute circonstance selon l’entendement », dans « un progrès perpétuel en sagesse et vertu, et par conséquent aussi en perfection »4.

« Il est cependant une autre conviction qui guide et inspire toute la démarche de Cassirer, un présupposé au-dessus de tout soupçon. La pensée de l’homme ou du philosophe des Lumières est désintéressée. Il n’est pas le représentant d’une classe sociale, on pense inévitablement à la bourgeoisie… »

Adorno et Horkheimer

Radicalement opposés à l’image idéalisée des Lumières soutenue par Cassirer, Adorno et Horkheimer affirment :

« Les Lumières et toute la civilisation à l’origine de laquelle elles sont jusqu’à aujourd’hui n’ont jamais travaillé à l’incarnation historique des grandes valeurs dont elles se réclament orgueilleusement. La vérité et la science ne leur importent pas. Pour elles ne compte que l’efficacité. Elles sacrifient donc la science à la technique qu’elles mettent au service d’intérêts matériels et mercantiles. […] Bacon est le meilleur représentant la philosophie des Lumières. Sa valorisation de la méthode expérimentale aboutit à sacrifier l’homme et la nature au culte de la réussite. »

« La vérité de l’Aufklärung ou des Lumières […] est l’exploitation de l’homme et de la nature par le capital, la transformation de toute vie végétale, animale ou humaine en marchandise commercialisable. »

Deux idées directrices :

1) le capitalisme est la vérité au moins historique des Lumières, le fascisme étant lui-même la vérité du capitalisme

2) les Lumières sont une tendance fondamentale de l’esprit humain, constamment à l’œuvre dans l’histoire et dont on retrouve les traces jusque chez Platon et Homère.

A l’origine de l’Aufklärung et la déterminant jusqu’à nos jours, ceux-ci soulignent la tyrannie unificatrice d’une pensée calquée sur des modèles mathématiques, le postulat de la Una scientia universalis chez Bacon, de la Mathesis universalis pour Leibniz5.

Notre monde pétrifié par ses nouveaux mythes est « éclairé par le soleil de la raison calculatrice sous les rayons glacés de laquelle mûrit la semence de la nouvelle barbarie »6. Il retrouvent en fait la critique des Lumières de Hamann s’opposant aux « arithméticiens politiques », de Herder, de Schegel et de Novalis.

Jappe

Plus récemment, en France, ce sont les contributions d’Anselm Jappe qui renouent avec cette tradition qui consiste à identifier dans la rationalité des Lumières les structures fondamentales de la reproduction des rapports sociaux capitalistes.

Tout d’abord, en terme de constitution de la forme-sujet, Anselm Jappe considère Descartes et Kant comme fondateurs de la modernité. C’est en effet un lieu commun en philosophie. Tout d’abord considéré comme triomphe de la Raison sur l’Église, Descartes fut célébré comme incarnation du « génie français ». Puis, au 20ème siècle, avec « la montée en défiance de la raison instrumentale », il fut pris pour cible privilégiée7, notamment avec son programme visant à nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature », identifiée comme une des racines du mal. Et en effet, Anselm Jappe le rappelle, Descartes est celui « qu’on adore détester ».

Pour autant, cela n’empêche pas Anselm Jappe d’en faire de même. Il aperçoit en effet chez Descartes la « forme pure » du « narcissisme et [de] l’« absence de monde » du sujet moderne » et considère que c’est pour cette raison qu’il est fondateur de la modernité8.

Révolution bourgeoise ou conservatisme ?

Deux axes de la pensée de Descartes sont en tension, et l’auteur ne nous permet pas de résoudre lequel des deux axes prédomine. Tout en relevant le conservatisme de Descartes (identifié à sa morale par provision), l’auteur met en avant la destruction et la restructuration permanente des formes de vie et idéologies caractéristiques de la pensée bourgeoise. L’auteur en fait un représentant d’une révolution : « Descartes est le représentant par excellence de la révolution bourgeoise. Il entend démolir le monde existant jusqu’à ses fondements pour le reconstruire selon les lois du sujet raisonnable »9.

Ou encore :

« Descartes annonce de manière paradigmatique en quoi consisteront les innovations de la société bourgeoise : casser jusqu’aux noyaux des atomes et jusqu’aux gènes, créer le « tourbillon » (qui n’est pas par hasard un concept central de la physique cartésienne) d’une destruction et d’une restructuration permanentes des formes de vie et des idéologies qui les accompagnent »10. Alors conservateur ou représentant du tourbillon bourgeois ? Nous ne le saurons pas.

Descartes « reflète » la reductio ad unum qui a lieu au même moment dans le monde : l’unification du monde sous le seul principe de la valeur et de l’argent. Ce reflet, Anselm Jappe l’aperçoit dans la réduction de la multpilicité des données à deux principes : res extensa et res cogitans.

L’auteur affirme encore que cette reductio ad unum se « montre également dans son aversion pour les villes historiquement « raccommodées », auxquelles il oppose des bâtiments et des villes construites selon des plans et par des ingénieurs, avec des rues droites et égales (Descartes, Discours, op. cit., partie II, p. 132-133). »11

La conséquence du dualisme cartésien est la conception d’un corps si radicalement séparé de l’âme qu’il peut être considéré comme une machine12, « même l’ouvrage de Dieu est comparé à celui d’un ouvrier qui construit une « machine fort artificielle ».

L’auteur a donc ouvert la voie de l’analogie : l’animal est une machine et le corps humain avant l’intervention divine est un animal et une machine.

Narcisse

Le sujet naît donc historiquement avec le danger de sombrer dans un solipsisme radical, où l’existence d’un monde extérieur, et même d’autres hommes ou d’un corps sensible, n’est qu’une vague hypothèse. Dans la philosophie de Descartes, l’homme se trouve radicalement étranger au monde. La plupart des caractéristiques du sujet moderne y sont déjà rassemblées : ce sujet est solitaire et narcissique, il est incapable d’avoir de véritables « relations d’objet » et se trouve en antagonisme permanent avec le monde extérieur.

« La plupart des caractéristiques du sujet moderne sont déjà rassemblées chez Descartes : solitaire et narcissique, incapable d’avoir de véritables « relations d’objet » et en antagonisme permanent avec le monde extérieur. »13 Avec la distinction rigide entre res extensa et res cogitans, Descartes a radicalisé la séparation entre le sujet, identifié à la seule pensée, et le reste de l’univers, dégradé au statut de simple objet, à partir du propre corps du sujet pensant. L’homme est sujet seulement en tant qu’il pense ; les facultés humaines qui ne sont pas requises pour cette activité sortent du cercle de la subjectivité.

Le monde extérieur est donc perçu comme hostile a priori, en tant que limitation du moi. »14

« L’homme moderne est confronté à une hostilité permanente qui n’est pas seulement le fait de situations ou d’hommes particuliers, mais souvent celui du « monde » en tant que tel. La concurrence omniprésente est la cause et la conséquence de cette hostilité. »15

Anselm Jappe y voit la formulation précoce du phénomène que nous appelons aujourd’hui « narcissisme ». Pour l’auteur, le doute systématique et l’abandon par étapes detoutes les certitudes jusqu’à arriver à la seule absolue « présentent les apparences d’une régression contrôlée vers la prime enfance »16.

« L’oscillation entre sentiments d’impuissance et de toute-puissance, élément caractéristique du narcissisme, se retrouve dans la vision cartésienne d’un « moi » qui n’est rien, pure idée sans extension, et qui est pourtant à l’origine du monde entier. »17

« Les œuvres de Descartes et Kant, Sade et Schopenhauer (et bien d’autres) peuvent être considérés comme des étapes dans l’institution du narcissisme et du solipsisme modernes à l’échelle sociale. Ils sont des « symptômes » de l’instauration d’une nouvelle constitution fétichiste qui est en même temps « subjective » et « objective », forme de production et forme de vie quotidienne, structure psychique profonde et forme du lien social. »18

Anselm Jappe poursuit son analyse de Descartes en partant de la récente étude faite par Bockelmann sur l’apparition de la métrique musicale au 17ème siècle, conçue comme « révolution dans la perception ». Cela permet à Bockelmann d’arriver à la conclusion que Descartes « a fait de même dans le domaine de la pensée : il a conçu le monde comme une pure relation fonctionnelle entre sujet et objet, entre fonction de la connaissance et contenu de la connaissance. »19

Bockelmann affirme que cette séparation/opposition stricte des objets chez Descartes, et plus généralement cette « révolution dans la perception » « s’explique par le fait que depuis quelques décennies l’argent avait commencé à pénétrerla vie quotidienne. Non l’argent prémoderne, mais « l’argent en tant qu’argent », comme l’appelle Marx. »20 Cet argent « n’a plus été l’unité de quelque chose de concret, mais une unité pure, sans contenu spécifique », ainsi « La valeur est devenue l’acte pur de référer »21.

« C’est en maniant de l’argent au quotidien, en satisfaisant toujours plus de besoins à travers l’argent, que l’homme a appris à cette époque-là, sans s’en rendre compte, à organiser sa perception du monde, des nombres à la musique, de la science à la poésie, selon la polarité entre « référence pure » et « objet référé pur ». »22

le passage de la « société disciplinaire » à la « société du contrôle »

Une société donc, où la violence exercée de l’extérieur vers les individus est en train de se transformer en autodiscipline…. Le sujet moderne est précisément le résultat de cette intériorisation des contraintes sociales.

Descartes ou Leibniz ?

Descartes ?

Avec un peu ou beaucoup d’ingéniosité d’esprit on peut trouver des compatibilités un peu partout ; avec beaucoup ou un peu de mauvaise foi on les transforme insensiblement en implications ou en nécessités » (20).

L’importance de Descartes dans les diverses analyses « sociologiques et politiques » des Lumières est à mettre en perspective de travaux approfondis qui ont cherché à faire de Descartes un penseur politique. Mais une condition si ne qua non pour pouvoir accorder à un auteur une dimension économique, politique et sociale, c’est la présence dans son œuvre ou bien de textes portant directement sur la société ou bien de textes suceptibles d’une interprétation socio-économique.

Nous trouvons à titre d’ouvrages essentiels sur cette question, l’effort torturé de M. Leroy qui cherche presque en vain à trouver chez Descartes une doctrine économique, sociale et politique dans son Descartes Social, Paris 1931.

Leroy voit « en Descartes le « philosophe social », « plus précisément le philosophe du travail » et le prophète de notre « hygiène publique ». Il faut reconnaître que Descartes a porté un intérêt très sérieux aux études médicales, et qu’il leur assigne un but nettement social23 . Nous devons en convenir, Descartes perçoit l’importance en termes de bio-politique de la médecine et de l’hygiène. Mais, à part ce point-là, de faire de Descartes un philosophe social reste un exercice quasi impossible. Comme le fait remarquer Joseph Dopp : « Nous attendons toujours les textes qui appuieraient cette interprétation ; ceux que l’auteur présente dans ce petit ouvrage sont absolument anodins. »

La mécanique, le machinisme et le matérialisme de Descartes feraient de lui le premier penseur du capitalisme. Les nombreuses comparaisons du corps humain, mais aussi de l’univers et de l’action divine elle-même, à une « machine » […] peuvent entraîner deux interprétations différentes dans une perspective marxiste. Selon le marxisme traditionnel, elles « reflètent » l’introduction des manufactures et l’ascension de la bourgeoisie qui en tire sa richesse24.

La source dans l’oeuvre de Marx de l’interprétation marxiste postérieure de la signification de Descartes se trouve dans la note 111 du Capital25. Dans ce passage, Marx montre que dans le produit de machine, « la composante de valeur due au moyen de travail croît en valeur relative, mais décroît en valeur absolue »26. Cette évolution par l’introduction de la machine l’amène à situer ce développement de la production par la suppression des animaux dans le procès de production. La base du procès de production se déplace de forces motrices à machines métaboliques. C’est à ce moment précis que Marx ajoute une remarque sur Descartes, affirmant que ce dernier « voit les choses avec les yeux de la période manufacturière, par opposition au Moyen Âge, où l’animal passait pour l’auxiliaire de l’homme ». Ce que Descartes nous montrerait dans son Discours de la méthode, c’est que « la modification de la configuration de la production et la domination pratique de l’homme sur la nature [est] le résultat d’un changement dans la méthode de penser. Pour ce faire, Marx cite le célèbre passage « maîtres et possesseurs de la nature ».

Les principaux contributeurs à cette analyse de Descartes furent ensuite Borkenau, et la réponse critique de H. Grossmann27. Pour Borkenau, la philosophie cartésienne serait le reflet de la division du travail dans la manufacture28. Pour plus de clarté nous proposons la classification suivante :

Trois voies d’interprétations socio-économiques d’un système intellectuel :

  1. Joseph Needham, la recherche des « causes de l’essor remarquable de la science chinoise et de sa stagnation ultérieure » (16), l’amène à identifier « l’absence en Chine de la croyance en un législateur divin transcendant et d’un système impersonnel de droit », ces postulats étant des conditions nécessaires au concept de « loi de nature » au sens scientifique.

  2. Robert Merton étudie à partir de biographies la manière dont la science connaît un essor en Angleterre. Il en arrive à la conclusion que la forte représentation des Puritains dans la communauté scientifique montre que les problèmes posés par la science ont leur origine dans l’économie, mais leur résolution ne doit rien à des facteurs extra-économiques (hétéronomie des problèmes, autonomie des solutions). Pour Jon Elster, Merton fait l’erreur de confondre sociologie de la science et sociologie de la communauté scientifique.

  3. A l’opposé de Merton, Franz Borkenau propose la thèse suivante : « La vision mécaniste du monde ne s’inspire pas de l’emploi des machines dans le processus de production mais de la division analytique du travail introduite lors de la transformation de l’artisanat médiéval en manufacture capitaliste » (18). Or cette thèse ne jouit d’aucune base historique sérieuse, surtout en identifiant Descartes comme expression des intérêts de classe de la noblesse de robe.

Grossmann :

Dans son premier livre, Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste, publié en 1975, Jon Elster propose d’élaborer une « interprétation socio-économique du leibnizianisme » (11)29. Cette reconstitution d’une pensée sur un arrière-plan historique, économique et social s’inscrit plus largement dans la manière de traiter les systèmes philosophiques. Premier point à noter, la collection dans laquelle l’ouvrage a été publié.

Le professeur qui dirige la collection dans laquelle a été édité ce livre est Martial Gueroult. Petit détour notamment justifié par la récurrence de références faite à ce professeur dans les notes du texte, pour souligner la justesse de ses analyses d’auteurs et d’œuvres.

Deux positions se distinguent assez nettement à cette époque-là dans la manière de rendre les systèmes de pensées philosophiques. D’une part, celle de Ferdinand Alquié qui propose de restituer, de rendre compte de l’articulation des moments de la pensée de manière diachronique, privilégiant alors son évolution à travers le temps. D’autre part, celle de Martial Gueroult qui affirme qu’une pensée ne peut apparaître cohérente que par l’exploration de son système immanent, de son architechtonique, c’est-à-dire, par la reconstitution synchronique des raisons qui lui sont sous-jacentes30. Il nous faudra donc rester vigilant sur la manière dont les systèmes de pensé sont rendus, étant donné les écueils respectifs dont peuvent souffrir chacune des deux approches.

Le scepticisme de Jon Elster quant à la présence de textes portant directement sur la société ou encore de textes qui sont suceptibles d’une interprétation socio-économique est partagé également par R. Polin, dans « Descartes et la Philosophie politique »31. Ce dernier constitue quasi l’unique référence partageant le même avis qu’Elster.

Vu le caractère central et paradigmatique de la pensée de Descartes pour la compréhension de celle de Leibniz, le deuxième chapitre du livre de Jon Elster est consacré à Descartes. Pour ce faire, l’auteur se concentre sur le rapport de Descartes à la technique. Il déploie la question en trois volets : la technologie, la mécanique abstraite et l’emploi des modèles technologiques dans la biologie (cf p.40). En plus d’une assez flagrante pauvreté en termes de références, son intérêt marqué pour les professions libérales plutôt qu’artisanales, de même que sa préférence pour la théorie plutôt que pour la pratique semble déjà indiquer l’écueil qui a pu consister à en faire un penseur paradigmatique de cette question.

L’auteur évacue le premier aspect très rapidement d’un revers de main (en à peine deux pages, p.40-42). Il constate que si optimisme technologique de Descartes il y a, il n’est pas possible de le mettre en lien avec l’économie capitaliste et la recherche de profit (partant du célèbre passage de la diminution du travail des hommes, AT VI, p.61-62).

L’auteur analyse ensuite la mécanique abstraite de Decartes. Tout d’abord, la statique, évacuée aussi rapidement que le premier aspect, cette fois en un paragraphe (p.43-45), puis la dynamique, qui, elle, retiendra plus longuement son attention (p.45-53). La seconde partie de l’analyse de la mécanique abstraite est bien plus longue et a une forme assez particulière : L’auteur procède en juxtaposant deux exposés, celui du mercantilisme et celui du principe cartésien de la conservation de la quantité de mouvement. Il en conclura que la juxtaposition faite entre les deux logiques n’accède pas au statut d’analogie, contrairement à ce que l’on peut observer chez Leibniz, qui lui, intègre les deux problématiques et formule parfois des analogies explicites entre ces deux logiques.

Cette conclusion permet à l’auteur de passer assez fluidement au troisième volet de son analyse du rapport de Descartes à la technique : l’emploi des modèles technologiques dans la biologie.

Jon Elster s’inscrit dans la critique de l’approche marxienne tout d’abord en remettant en question le traitement par Marx du cas Descartes. En effet, dans le Capital, la note 111 du Capital, Quatrième section, Chapitre 13, La Machinerie et la grande industrie, Valeur cédée par la machine dans le surproduit, Marx affirme, que Descartes « voit les choses aves la vue de la période manufacturière ». L’auteur ne considère Descartes ni comme le premier penseur du capitalisme (suivant les analyses de Grossmann et de Hessen) ni selon la lecture de Borkenau qui voit en Descartes le reflet de la division sociale du travail dans la manufacture (2ème maxime). Selon lui, la loi de la conservation de la force correspondrait aux tendances du capitalisme moderne parce que : 1) la généralité du principe exprime l’égalité devant la loi 2) l’échange de forces dans les chocs reflète l’échange d’équivalents économiques (19). Mais c’est surtout la correspondance suivante qui est centrale pour Borkenau : les quatre préceptes du Discours de la méthode constituent un « programme classique de la pensée de la manufacture ». Mais en fait, on ne trouve la trace d’un rapport tout au mieux entre le deuxième précepte (division des difficultés en parcelles) et la division du travail dans la manufacture. Les deux erreurs de Borkenau sont : la transformation d’un lien de compatibilité en lien d’implication et le rapport d’acceptation d’un système philosophique par une classe sociale en un rapport de production. Il s’agit donc pour l’auteur de montrer l’absence de fondement de l’interprétation marxiste qui voit dans la théorie des animaux-machines l’expression d’un mode de production précis.

54-60 Machine/corps. Chimie/embryologie 60-63, thermodynamique/cosmogonie 63-66

Cosmogonie/économie/politique : 66-75. On aboutit à la conclusion que son approche de la politique, comme des autres sphères : « …l’idée de machine et celle de capital font partie de deux circuits conceptuels différents, qui ne se rencontrent jamais pour former la notion de capital productif », alors que chez Leibniz, « la technologie constitue elle-même un capital à exploiter » (74-75).

Leibniz !

L’ensemble de la démarche de Jon Elster est guidé par le souci d’échapper à l’arbitraire dans l’imputation d’une causalité sociale à une œuvre. L’objet principal de son étude sera la transposition que faisait Leibniz de ses expériences économiques au niveau de la physique, de la métaphysique, de l’épistémologie, de la théologie, etc. Selon l’auteur, on en arrive à la formule suivante : Leibniz a une théorie mercantiliste de l’économie et une théorie capitaliste de l’univers. A gros traits, puisque cela sera affiné. « La logique abstraite du mercantilisme et du principe de conservation est la même : échanges comportant pertes et gains qui se compensent toujours exactement » (53). Ceci est seulement observable chez Leibniz, alors que chez Descartes cela n’est pas visible, on n’y trouvera aucune analogie explicite entre les deux problématiques.

Avant tout, il convient de remarquer que Leibniz entretient sur trois niveaux différents des rapports avec l’économie de son temps : en tant qu’ingénieur des mines du Harz (chapitre 3), en tant que commentateur de questions économiques, sociales et politiques (chapitre 4), et surtout en tant qu’il transposait ses expériences économiques au niveau de la physique, de la métaphysique, de l’épistémologie, de la théologie, etc. Ce dernier niveau sera l’objet principal de l’étude (cf p.25-26).

Le livre se divise en sept chapitres. Le premier chapitre « Historiographie et méthode » consiste en une introduction méthodologique d’une grande finesse et qualité. Elle est divisée en deux parties de taille inégale. Dans la première, l’auteur situe sa propre démarche par rapport aux autres méthodes d’interprétation socio-économique de systèmes philosophiques, c’est-à-dire dans le champ de la sociologie des théories scientifiques et philosophiques (11-28). Il s’inscrit dans le cadre des distinctions faites par R.K. Merton et G.S. Stent, entre sociologie de la production et sociologie de l’acceptation (cf p.24). La première étudie les « inventions et les découvertes simultanées » alors que le « paradigme de la sociologie de l’acceptation [est] l’étude des découvertes prématurées »32.

Ensuite, Jon Elster se penche plus particulièrement sur ce qui a amené à considérer Descartes pour ce qu’il n’était pas. Le premier pas sur ce chemin sera l’analyse de ce qu’est une « analogie ». Première remarque, cette centralité de l’analogie se retrouve également chez Leibniz. C’est pourquoi Jon Elster propose un développement détaillé et crucial sur la notion même d’analogie (28-37).

L’auteur part de la même définition liminaire du capitalisme que celle de Max Weber comme « recherche rationnelle du profit » (14)33. On voit déjà poindre les postulats analytiques à cet endroit34. Mais l’auteur ne se limitera pas à cette définition wébérienne du capitalisme, il analysera bien plutôt les deux formes spécifiques des rapports de dépendance dans ce mode de production : le salariat et la propriété privée. Pour l’auteur, la troisième définition du capitalisme, telle qu’on la trouve dans les Grundrisse, comme « tendance au réinvestissement du surproduit », n’intègre de ce fait pas le salariat dans la définition, mais fait de celui-ci une condition de possibilité.

Selon l’auteur il est admis que depuis le XVIe siècle, le grand courant économique qui est à l’oeuvre se caractérise par trois traits : rationalité, salariat et dynamisme35. L’auteur précise bien que le problème ne consiste pas à savoir si l’une apparaît parfois sans l’autre ou à déterminer la manière exacte dont les trois s’articulent les unes aux autres, ce qui est le propre d’une sociologie comparative. Il s’agit bien plutôt d’ajouter une dimension macro-économique à ces notions qui se situent sur un terrain micro-économique, de l’entreprise.

Pour ce faire, nous nous trouvons d’emblée au cœur de la tension principale qui traverse l’œuvre de Leibniz : le rapport entre mercantilisme et capitalisme. Autrement dit, si on comprend le mercantilisme comme une théorie excluant toute croissance générale, puisque ce que les uns gagnent c’est ce que les autres perdent, elle se formule chez Leibniz sous la forme d’une analogie, celle de la théorie de la conservation des forces : si un corps acquiert de la vitesse, c’est qu’un autre en perd. Il est ainsi aisé de voir dans quelle mesure le mercantilisme correspond à un statisme, et le capitalisme au dynamisme. La particularité de Leibniz est que l’on retrouve cette tension non seulement dans ses écrits économiques mais aussi dans ceux métaphysiques, la croissance infinie étant le propre de sa cosmogonie.

Le troisième chapitre est consacré aux écrits de Leibniz en tant qu’ingénieur des mines d’argent (de plomb, dont est ensuite extrait l’argent) de la région de Harz. Si ces mines n’étaient pas d’une rentabilité économique évidente, c’est l’obsession mercantiliste d’argent qui empêche de poser la question en termes de rentabilité (cf p. 86). Problème de l’irrégularité. Il s’agit pour Leibniz de rendre complémentaires l’énergie tirée de l’eau, et celle tirée du vent. Il propose ainsi que le vent remplisse des réservoirs qui pallieraient le manque d’eau chronique. Nous voyons alors émerger des problèmes strictement technologiques, mais aussi une théorie de la conservation des forces, mais encore et surtout la notion d’accumulation du capital (cf p.92). « La même vision fondamentale tend toutes [l]es inventions leibniziennes : rendre régulier l’irrégulier, réduire l’empirisme de la nature à un mouvement rationnel, continu et uniforme » (p.95).

« On peut demander à une personne d’être utile à autrui si cela se fait sans perte pour elle-même ; on peut même lui demander de sacrifier son gain au gain d’autrui, à condition d’être remboursé par l’Etat ou le partenaire » (p.99).

Si on distingue un niveau économique E et un niveau idéologique I ayant chacun une forme précise à chaque époque t, alors la forme It+1 doit être compatible simultanément avec la forme It et la forme Et+1. Parfois on oublie l’importance d’It et parfois celle de Et+1 (note 32, p.25).

A la recherche de la rationalité dans les actions :

-p.46, dans l’action des Etats, à choisir l’attitude protectionniste mercantiliste, l’action se comprend rationnellement si on les interprète comme expression d’une finalité économique plus que politique.

-p.47 :

Le Dieu leibnizien comme entrepreneur capitaliste.

Une analogie formelle, au sens où la rationalité de l’entrepreneur sont toutes deux régies « par le souci d’allouer au mieux des ressources rares afin de maximiser un profit » (34).

-Analogie formelle : entre élévation exponentielle et extraction de racines d’une part et l’intégration et la dérivation d’autre part (35).

-Analogie systématique : entre les modalités aléthiques et les modalités déontiques

-Analogie proto-gödelienne : entre la factorisation des nombres en nombres premiers et la division des concepts en concepts simples

-Autres analogies : entre l’emploi du calcul binaire pour exprimer la création des choses à partir de la perfection et de la privation ou de Dieu et de rien ; la composition de toute couleur à partir du blanc et du noir ; la proposition selon laquelle les vérités nécessaires sont aux vérités contingentes comme les nombres rationnels aux nombres irrationnels ;

C’est pourquoi différents « types » de rationalités seront rapprochés, celle dite formelle, la calculabilité, la prévisibilité, la quantification, une mathématisation de l’univers, et d’autre part celle instrumentale consistant en l’adaptation de la fin à la hauteur des moyens, l’analyse des coûts et bénéfices prenant en compte tout autant moyens, fins que conséquences indirectes. Selon l’auteur le Dieu leibnizien « incarne cette rationalité instrumentale » (14). Jusque-là il a été largement considéré que c’est Descartes qui annonçait l’avènement de cette rationalité.

1Voir les écrits de Herder, Novalis, Schlegel, etc.

2 Ernst Cassirer, Die Philosophie der Aufklarung, 2. Unveränderte Auflage, Tübingen, 1932.

3Des lumières contrastées : Cassirer, Horkheimer et Adorno, Jean-Marie Paul, https://journals.openedition.org/rgi/486

4 Ernst Cassirer, Die Philosophie der Aufklarung, 2. Unveränderte Auflage, Tübingen, 1932, p.163.

5Dialektik der Aufklärung, p.13

6Dialektik der Aufklärung, p.38

7 Anselm Jappe, La société autophage, p. 42

8p.43.

9Ibid.

10Ibid.

11Note 18, p.85.

12p.47

13p.50

14p. 51

15p.52

16p. 50.

17p.50

18 http://www.palim-psao.fr/2015/12/narcissisme-et-fetichisme-de-la-marchandise-quelques-remarques-a-partir-de-descartes-kant-et-marx-par-anselm-jappe.html#_ftnref4

19p.54

20p.55

21Ibid.

22p. 56

23 Revue néo-scolastique de philosophie. 33ᵉannée, Deuxième série, n°32, 1931. pp. 502-535, « Ouvrages récents de la philosophie moderne », Descartes.

24Jappe

25 Karl Marx, Le Capital, Quatrième section, Chapitre 13, La Machinerie et la grande industrie, Valeur cédée par la machine dans le surproduit, p.438 ; MEW 23, pp. 410-411. On pourrait s’étonner d’ailleurs que le marxisme se soit moins intéressé au statut de Descartes dans La Sainte Famille. Marx pose que Descartes a conçu de manière totalement séparées sa métaphysique et sa physique, de telle sorte que sa physique a pu être la source du matérialisme français. S’ensuivirent alors selon cette historiographie que le matérialisme français s’est développé en sciences de la nature, alors que l’autre matérialisme, qui allait ouvrir la voie au socialisme, était celui inspiré de Locke. Voir Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, Editions Sociales, 1969, pp. 152-154. On pourrait partir de cette division fondamentale entre physique et métaphysique pour proposer un rapport « en reflet » aux conditions économiques et sociales de son temps.

26p. 438

27 H. Grossmann, « Die gesellschaftlichen Grundlage der mechanistischen Philosophie une Manufaktur », Zeitschrift für Sozialforschung, 1935

28 Borkenau, Der Übergang vom Feudalen zum Bürgerlichen Weltbild : Studien zur Geschichte der Philosophie der Manufakturperiode, Paris, 1934.

29 Jon Elster, Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste, Aubier 1975

30Cf Fidélité et nature de la restitution de la pensée de Foucault par Deleuze. 2013.

31 Dans Mélanges Alexandre Koyré, t. II, Paris, 1964

32 R. K. Merton 1961, G. S. Stent, 1972.

33Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Avant-propos : « L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit ». Le capitalisme s’identifierait plutôt avec la domination [Bändigung], à tout le moins avec la modération rationnelle de cette impulsion irrationnelle. Mais il est vrai que le capitalisme est identique à la recherche du profit, d’un profit toujours renouvelé, dans une entreprise continue, rationnelle et capitaliste – il est recherche de la rentabilité. Il y est obligé. »

34 Dans cette perspective, Jon Elster développera une théorie de l’action qui distingue deux sphères déterminantes (des « filtres ») pour les choix de l’individu : d’une part l’ensemble des contraintes structurelles, qu’il pose comme toile de fond des choix considérés comme faisables, et d’autre part le processus permettant d’opérer le choix parmi ces actions faisables. C’est à cet endroit que le marxisme analytique intervient en ce qu’il privilégiera une approche rationaliste plutôt que d’affirmer que les normes intégrées sont agissantes. Dans cette perspective, un livre sur Leibniz, philosophe qui se caractérise avant tout par son rationalisme, se présente comme une profession de foi pour qui est à la recherche de la rationalité dans les actions humaines, que cela soit par une approche verstehend ou erklärend.

Le postulat principal de cette interprétation de Marx consiste à affirmer que les acteurs opèrent des choix rationnels, qui sont guidés par la recherche de profit, Voir pour des descriptions plus précises du marxisme analytique, les articles suivants : Erik Olin Wright : https://www.contretemps.eu/comprendre-la-classe-vers-une-approche-analytique-integree/ ; ou encore, http://tonyandreani.canalblog.com/archives/2011/01/05/20050289.html

35 Elster, p.15.