Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital – Présentation


Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital

Présentation

 

Voici un aperçu général de la structure et des développements de l’Accumulation du capital. Rappelons tout d’abord de manière synthétique la thèse centrale de Rosa Luxemburg. Elle identifie une dynamique du capital qui se situe au croisement du processus général d’accumulation du capital et de l’expansion géographique. Cette dynamique provient d’une tendance chronique à produire des crises de suraccumulation, qui implique que le capitalisme a constamment besoin d’ouvrir de nouveaux territoires, ou plus généralement, conquérir des marchés qui échappent encore au rapport social capitaliste avec pour seul finalité : éviter la crise. Cette constante sortie de lui-même est une nécessité pour la survie de ce système économique, elle constitue sa spécificité par rapports aux autres modes de production, tout en manifestant son impossibilité à perdurer indéfiniment. La thèse de Rosa Luxemburg se résume comme il suit :

Le processus de la production capitaliste est dominé par le profit. Pour chaque capitaliste la production n’a de sens et de but que si elle lui permet d’empocher tous les ans un « bénéfice net », c’est-à-dire le profit qui subsiste après déduction des frais de renouvellement du capital, mais la loi fondamentale de la production capitaliste, à la différence de toute autre forme économique fondée sur l’exploitation, n’est pas simplement la poursuite d’un profit tangible, mais d’un profit toujours croissant. À cette fin le capitaliste, à la différence essentielle des autres types historiques de l’exploiteur, utilise le bénéfice qu’il tire de l’exploitation, non pas exclusivement ni même d’abord pour son luxe personnel, mais toujours davantage pour augmenter le taux de l’exploitation. La plus grande partie du profit obtenu devient du capital nouveau et sert à élargir la production. Le capital s’amoncelle ainsi, il est, selon l’expression de Marx, « accumulé » et — condition première aussi bien que conséquence de l’exploitation — la production capitaliste s’élargit indéfiniment.1

Le livre se décompose en trois parties. Tout d’abord, l’exposé du problème d’un point de vue « logique », dans le cadre d’un capitalisme pur, puis Rosa Luxemburg examine comment ce problème a été posé dans l’économie politique au travers de polémiques sur des périodes historiques, et finalement Rosa Luxemburg se demande comment le capital, historiquement, a pu tout de même accumuler autant. La division générale du livre est en 32 chapitres. Enfin, on trouve dans ce volume édité par les éditions Smolny et Agone, « L’Anticritique », les réponses de Rosa Luxemburg aux critiques qui lui avaient été faites, après la parution de son livre, notamment par Karl Kautsky et Otto Bauer.

I-Le problème de la schématisation de la reproduction

Rosa Luxemburg commence à définir les contours du problème (chapitre 1-7). Rosa Luxemburg part des schémas du Livre II du Capital qui posent le problème de la reproduction, c’est-à-dire, le rapport entre les cycles production-consommation-année suivante. Dans cette formalisation, au terme du processus de reproduction, la société doit avoir produit de quoi renouveler ses machines et nourrir sa population, ouvriers et capitalistes.

Dans les chapitres 1-3, Rosa Luxemburg réinscrit Marx dans la tradition économique, Quesnay, Smith et Ricardo pour montrer la spécificité de sa contribution. Dans le chapitre 4, Rosa Luxemburg pose donc les garanties formelles de la reproduction, comme étant celle des rapports entre secteur I et II.

Son analyse est fondée sur une analyse critique des schémas de reproduction de Marx contenus dans le Livre II du Capital, ce sont des arguments techniques, mais pour résumer on peut dire que dans le Livre II, il y a le circuit du capital dans le contexte d’une reproduction simple, dans lequel il n’y a pas de réinvestissement par les capitalistes dans de nouveaux moyens de production. Dans ce cas, toute la plus-value qui a été extraite du travail est dépensée en biens de consommation, notamment de luxe. Dans ce schéma, l’ensemble de l’économie se reproduit, mais reste inchangée dans son échelle et ses proportions. D’un autre côté, vous avez la reproduction dite élargie, dans laquelle une portion de la plus-value est réinvestie ce qui permet au système de s’agrandir en termes de proportions. Et c’est alors que vous arrivez à une situation où la plus-value est réinvestie mais où la composition du capital est changeante : c’est-à-dire qu’il y a de plus en plus de réinvestissement dans des moyens de production. Et c’est une situation où Rosa Luxemburg identifie un problème dans la réalisation de la plus-value. Donc si le système économique est fermé il ne peut pas perdurer.

A partir du chapitre 7, Rosa Luxemburg expose la spécificité de l’accumulation capitaliste. Elle boutit à la conclusion que le degré de généralité des schémas de reproduction ne permet pas de penser la spécificité du mode de production capitaliste. En ressort la condition de l’accumulation : la réalisation de la survaleur produite (conversion M-A) qui pourra ensuite être capitalisée. Donc il faut une demande pour les marchandises additionnelles produites.

Rosa Luxemburg cherche à démontrer logiquement l’impossibilité de cette réalisation dans un système capitaliste clos. Elle montre l’insuffisance de la solution de Marx (chapitres 8 et 9). Il ne s’agit plus de poser la question comme Marx le faisait en terme de monnaie excedentaire permettant l’accroissement de la demande solvable, et de chercher alors des « sources de monnaie »2, mais bien plutôt de considérer que cet accroissement est rendu possible par des « besoins économiques réels ».

C’est la partie qui sera tout d’abord la plus débattue après sa parution en 1913. On y voyait un problème formel de la réalisation de la survaleur (schémas de reproduction). L’impossibilité du développement endogène du capitalisme serait postulée et non démontrée.

II-Tentatives de résolution du problème dans le champ de l’économie politique

Dans la deuxième partie, l’exposé historique du problème correspond à une discussion dans le cadre de trois polémiques distinctes portant sur trois périodes historiques différentes au sujet du problème de l’accumulation. Chacune des polémiques est menée dans un contexte différent, mais sont toutes structurées de la même manière. On retrouve constamment, pour l’essentiel, deux camps, d’une part les harmonicistes bourgeois pour qui l’offre et la demande finissent toujours par coïncider, et d’autre part ceux qui estiment que le problème se situe au niveau de la réduction de la part des salaires dans le produit social global.

Les deux premières controverses apparaissent suite à d’importantes crises économiques. Tout d’abord les premières crises en Angleterre (1815-1819), puis les crises entre 1837 et 1857 partant des Etats-Unis. Enfin, la dernière polémique porte sur la Russie pendant les deux dernières décennies du XIXe siècle. Rosa Luxemburg montrera l’insuffisance de toutes les solutions des économistes qui se sont confrontés au problème, avant Marx, après lui et par ceux qui s’en réclament.

La première polémique (chapitres 10-14) a lieu entre Sismondi et Malthus VS Ricardo, McCulloch, Say. Cette polémique est née suite aux crises des années 1815-1818-1819 en Angleterre. Ces deux premières crises furent d’une part de surproduction (les marchandises ne se vendaient pas) et d’autre part, humanitaires : la ruine de l’artisanat, le dépeuplement de la campagne, la prolétarisation des couches moyennes, la paupérisation des ouvriers, leur éviction par les machines, le chômage, etc3.

Pour Sismondi la source de tous les maux est la disproportion entre la dynamique d’accumulation et la répartition du revenu qu’elle conditionne4. Mais c’est une manière macro-économique de poser le problème qui n’est pas toujours adoptée, notamment par Jean-Baptiste Say, pour qui tout se résoud au niveau d’échanges interindividuels, que des crises proviennent d’une disharmonie ponctuelle entre les volontés des individus. Rosa Luxemburg montre les erreurs de l’harmonicisme, mais surtout relève le fond commun que tous les auteurs engagés dans la polémique partagent : le dogme de Smith, l’idée selon laquelle la production annuelle d’une économie se décompose en salaires, profits et rentes foncières. La spécificité de la contribution de Marx est d’avoir aperçu qu’ils ne prenaient pas en compte le capital constant (machines). La conclusion que tire Rosa Luxemburg est qu’ il faut partir à la fois de la nature contradictoire du mode de producton capitaliste et de son histoire effective, puisque toute compréhension de la dynamique du capitalisme n’est compréhensible que dans les rapports qu’il entretient avec les autres modes de production, et plus généralement avec les autres formes de l’activité sociale pas encore soumises à la valorisation du capital.

Deuxième controverse (chapitres 15 à 17) a lieu entre Rodbertus et von Kirchmann. Les crises de 1837, 1839, 1847 et 1857 laissaient voir encore des contradictions internes du développement capitaliste qui démentirent encore une fois les doctrines de l’harmonie. Rodbertus fournira une analyse semblable à celle de Sismondi : que la part du salaire dans le produit national est toujours plus petite. Von Kirchmann estimera que les crises sont provoquées par manque de débouchés, non pas une production insuffisante, mais une vente insuffisante5. Premiers représentants du réformisme au sens où limitation par voies juridiques et légales de l’accumulation, régulation « par l’extérieur ».

Pour Von Kirchmann, il faut que les capitalistes dépensent plus dans le luxe pour absorber l’excédent, qu’ils « renoncent à l’accumulation » et Rodbertus, comme Sismondi : il faut que les ouvriers soient mieux payés pour réajuster la part des salaires dans le produit global. Ajustement du salaire sur la productivité du travail. Mais les crises sont une forme du mouvement de la reproduction du capital, et aucun renoncement à l’accumulation qu’il soit forcé par la légalité ou le résultat d’une contrition des capitalistes n’y changera rien6.

La troisième controverse (chapitres 18-24) a lieu entre Struve, Boulgakov, Tougan Baranovski contre Danielson et Vorontsov et porte sur la Russie pendant les deux dernières décennies du XIXe siècle. La question est de déterminer su le capitalisme peut se développer dans l’économie semi-féodale de la Russie. D’un côté, il y a les populistes russes, dont Danielson et Vrontsov : ceci n’est pas nécessaire, il faut s’appuyer sur les masses paysannes et leurs institutions soi-disant égalitaires, l’obchtchina, comme point de départ d’un socialisme sans passer par le capitalisme. Un débat qui est marqué par la parution en Russie du Livre II du Capital en 1885 par Danielson, ce qui change fortement la nature du débat.

De l’autre côté, pour les marxistes légaux (parce qu’autorisés par le régime tsariste, Struve, Boulgakov, Tougan Baranovski), ce développement est nécessaire. Tougan Baranoski affirme que la demande de machine viendra stimuler l’accumulation et développer le secteur I, même s’il y a régulièrement des crises de disproportion entre les deux secteurs, le capitalisme créé un marché sans limites et au final, comme chez Say et Ricardo, un équilibre naturel se forme entre offre et demande. Mais en voulant montrer que capitalisme pouvait s’imposer en Russie, ils ont fini par prouver qu’il était éternel7.

III-Le procès historique d’accumulation du capital

Dans les chapitres à 25-32, Rosa Luxemburg poursuit sa réflexion. La contradiction fondamentale identifiée entre la capacité de production et la capacité de consommation ne peut pas être résolu par le schéma de la reproduction élargie, donc sa résolution doit être trouvée à l’extérieur. Rosa Luxemburg entreprend d’examiner la manière dont le capitalisme ne cesse de sortir de lui-même pour aller parasiter les diverses formes non capitalistes de l’activité sociale. Et cela tombe bien, historiquement, au départ, le capitalisme se trouve dans un milieu social non capitaliste, milieu féodal en Europe, puis dans une économie marchande « simple », le milieu paysan et artisan, et les vastes régions géographiques aux diverses formations sociales.

Le problème de la réalisation de la survaleur est résolu par l’extorsion violente de valeur dans les sociétés périphériques ou dans les fractions de l’activité économique qui échappe encore au rapport social cap. L’expropriation n’est pas seulement le moment de l’accumulation dite primitive, avec les enclosures (enrichissement et prolétarisation), mais c’est un processus permanent, comme le rappelleront Mylène Gaulard et Loren Goldner dans la postface.

L’anthropologie marxiste à partir des années 60 s’est concentrée sur la troisième partie. Un courant se dresse alors contre une approche quantitative des rapports d’échange inégal entre centre et périphérie, ils vont suivre cette intuition de Rosa Luxemburg et proposer une approche qualitative.

Dans le chapitre 27, Rosa Luxemburg analyse le rapport entre mode de production capitaliste et mode de production non-capitaliste en terme de « métabolisme » :

Si le capitalisme vit des formations et des structures non capitalistes, il vit plus précisément de la ruine de ces structures, et s’il a absolument besoin pour accumuler d’un milieu non capitaliste, c’est qu’il a besoin d’un sol nourricier aux dépens duquel l’accumulation se poursuit en l’absorbant. Vue dans une perspective historique, l’accumulation capitaliste est une sorte de métabolisme entre les modes de production capitaliste et précapitaliste.8

Rosa Luxemburg suit une taxinomie des sociétés que l’on retrouve dans l’histoire de l’évolution des rapports entre mode de production capitaliste et mode de production non-capitaliste : économie naturelle, économie marchande simple, la troisième, le capitalisme, la production marchande avec capitalisation de plus-value9.

Au départ, il y a une société d’économie naturelle n’a pas besoin de marchandises étrangères ; la production est domestique, close et autosuffisante. Dans son extension première, le capital peut rencontrer des résistances puisqu’il opère une dissolution des liens de « l’économie naturelle », la liaison organique et réciproque entre terre et hommes et hommes entre eux. La destruction se fait par institution de la propriété privée de la terre, comme par exemple, la France en Algérie. Il s’agit de privatiser pour faire de ces propriétés des cibles potentielles du capitalisme. Il est possible alors d’entrer dans la production marchande simple, là où différentes unités de production sont reliées par l’échange monétaire, mais où il n’y a pas encore ni de salariat et ni d’accumulation.

Dans le chapitre 28, Rosa Luxemburg analyse quand le capitalisme s’impose par la violence (comme par les Guerres de l’opium), il y a des résistances. Les révolutions permettent de briser les formes d’État périmées10.

Dans le chapitre 29, Rosa Luxemburg analyse la lutte contre l’économie paysanne : les rapports capitalistes s’imposent en dehors des lois du marché, expropriation, guerre, résultat : séparation agriculture et artisanat, fermiers deviennent ouvriers agricoles = prolétaires.

Dans cette partie, il est très important de remarquer que la question des débouchés n’apparaît qu’à la fin (chapitres 30-32) : puisque la réalisation de la survaleur non consommée à l’extérieur n’est qu’un terme ultime du rapport qui s’est développé entre les sociétés non capitalistes et capitalistes. C’est seulement à ce moment, celui où le capitalisme est déjà en train de s’établir en périphérie, que Rosa Luxemburg emploie le terme d’impérialisme : « celui-ci se manifeste par l’exportation des capitaux du centre vers les nouvelles sociétés capitalistes »11, il utilise le militarisme, les emprunts et les investissements dans les infrastructures.

Rosa Luxemburg va analyser cette ultime phase qui consiste en l’industrialisation des pays aux dépens desquels le capital réalisait jusque-là sa survaleur. Les méthodes spécifiques de cette phase sont les emprunts internationaux, la construction de chemin de fer, les révolutions et les guerres. La période caractéristique de ce phénomène s’étend de 1900 à 1910.

Les emprunts servent à acheter du capital productif dans les pays d’où le capital provient à l’origine, et c’est ainsi que la survaleur est réalisée, et contribue au processus d’accumulation. Tout d’abord les profits sont extraits de la force de travail d’un pays capitaliste développé, mais au lieu d’être redéployés dans ce même pays, ils sont transformés en argent prêté, en de la dette, dans d’autres pays encore peu développés. Ces pays l’utilisent alors pour acheter des biens capitalistes importés, ainsi les fonds se transforment ainsi en capital productif. Et ceci fournit en plus les moyens aux pays encore peu développés industriellement d’acheter de l’équipement, et de développer leur infrastructure industrielle, faisant s’accélérer le procès d’expansion du capital.

Cette édition établie à partir des différents appareils critiques (allemands, anglais et français, de l’édition Maspero) permet au lecteur de saisir, au moyen d’un appareil critique de notes, tout aussi précis que réduit au minimum, tous les enjeux du texte. La préface permet de lire l’ouvrage dans son contexte de production et expose les étapes de sa réception, une réception qui s’est concentrée dans un premier temps sur les schémas de reproduction et leur validité, une discussion de théorie économique. Puis les préfaciers exposent quels usages il en a été fait, par les keynésiens et l’anthropologie marxiste (par la question des sociétés non-capitalistes). La postface expose son actualité et sa pertinence par rapport aux économistes aujourd’hui, notamment le fait que Rosa Luxemburg n’est pas à ranger dans les sous-consommationnistes keynésiens, et qu’elle permet de penser les tensions internationales aujourd’hui et surtout la question de la dette.

L’analyse par Rosa Luxemburg des investissements capitalistes dans les pays étrangers et la demande de ces pays en importation de capital permet d’apercevoir quelque chose de bien sinistre : l’extraction de survaleur par le système capitaliste possède également une dynamique de puissances et de domination politique. On peut estimer que la finance joue alors le rôle d’une tour de contrôle, qu’elle est un mode de l’impérialisme.

Ce qui ressort de analyses de Rosa Luxemburg, c’est que la finance est un mécanisme d’extraction de produit social national dans des pays non-capitalistes constituant une base vitale pour l’accumulation capitaliste, et en fait, est un moyen nécessaire pour repousser une crise structurelle. Ce qui a été démontré comme une impossibilité « abstraite », une contradiction logique (dans la première partie), ne peut se résoudre que par la force et la violence, par l’extorsion permanente, l’accumulation primitive permanente, nous laissant face à l’alternative socialisme ou barbarie que Rosa Luxemburg avait énoncé dans la Brochure de Junius.

1Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital, Œuvres complètes, Tome V, Agone-Smolny, novembre 2019, p. 495.

2Ibid. p. 141.

3Ibid. p. 166.

4Ibid. p. 167.

5Ibid. p. 225.

6Ibid. p. 269.

7Ibid. p. 336.

8Ibid. p. 434.

9C’est une taxinomie que Rosa Luxemburg expose notamment dans l’Introduction à l’économie politique mais de manière différente et en certains points, plus approfondie.

10Ibid. p. 437.

11Ibid. p. XXXII.