L’humour de Marx : remarques sur la note 18 du chapitre 1 du Capital


Quiconque a lu le Capital a pu se trouver face à des notes dont il ne saisissait pas tout l’intérêt ou sentait que la pique était adressée implicitement, mais avec humour, à quelqu’un d’autre que lui-même. C’est typiquement le cas de la note 18 du chapitre 1.

Située à un passage-clé du Capital, dans son chapitre 1, à la fin du passage sur la teneur de la forme-valeur relative, première partie de l’analyse de la forme-valeur relative, juste avant de passer à la deuxième partie sur la déterminité quantitative de la forme-valeur relative. En plus de se situer à un passage important, cette note permet d’expliciter un aspect essentiel et souvent mécompris de la théorie marxienne de la valeur : ce qu’est la forme valeur et en quoi la valeur n’est pas la substance d’une marchandise isolée, mais une propriété sociale dont teneur et déterminité quantitative lui incombent seulement dans son rapport à une autre marchandise.

I- Contexte

Nous nous trouvons au coeur d’un passage essentiel de l’exposé de Marx. Cet exposé de la forme-valeur, il nous l’avait annoncé dans la Préface, est le plus ardu, mais il constitue également ce qu’il considère être la spécificité de sa contribution1. Elle se trouve à la fin de l’exposé du point a) Teneur de la forme-valeur relative de la deuxième partie (La forme-valeur relative) de la troisième sous-section « La forme-valeur ou la valeur d’échange » du chapitre 1.

Dans cette sous-section retravaillée, Marx paufine si bien son texte qu’il se trouve ponctué d’accents humoristiques qui marquent une volonté de rompre avec l’austérité qui s’impose par la nature du sujet dans les premières pages et la première section du livre. On dirait aujourd’hui qu’il « se lache » ou « se déchaine ».

Dans ce passage, Marx explicite le lien essentiel qui s’établit entre deux marchandises au moment de l’échange, il utilise pour cela divers moyens permettant de mettre en évidence la particulairté de ce phénomène : deux objets se trouvent face à face (ils n’ont pas encore des pieds d’humains pour être amenés au même endroit), et l’un utilise l’autre pour exprimer une nature qu’il n’a qu’en présence de l’autre. Cette nature, c’est celle de valeur, c’est son existence en tant qu’objet échangeable, en tant qu’objet qui a quelque chose à faire là posé devant cet autre objet.

En utilisant le corps de l’autre marchandise pour en faire son expression de valeur, a lieu dans le même temps la reconnaissance d’une communauté, d’une nature de semblable, qui passe par la corporéité de l’autre en ce qu’elle est utilisée pour que la forme valeur (sociale) de la marchandise A s’exprime. La socialité ne s’exprime qu’au travers du corps de l’Autre. Des déclarations aux accents lévinassiens douteux, dont on peut douter qu’elles soient le propos de Marx dans sa note pourtant à connotation chrétienne.

A ce moment-là sont définies les propriétés spécifiques d’un des deux termes qui sont posés dans l’échange marchand, avec d’un côté la forme valeur relative et la forme équivalent. C’est de la forme équivalent qu’il sera déduit la nécessité d’une forme équivalent générale puis universelle, qui prendra sa figure historique dans une marchandise particulière (à un certain stade du capitalisme).

Cette note se trouve au coeur d’un passage remarquable par ses envolées lyriques. Il n’a pas été travaillé de la même manière par Marx et cela se sent. Il y est revenu bien plus longtemps que d’autres, notamment après les remarques critiques qu’Engels avait faites, ce dernier jugeant le passage plutôt illisible. Toute la partie sur la forme valeur devait être réécrite, ce qu’a fait Marx.

Une fois encore donc, il apporte une précision sur ce qu’il veut dire, il insiste.

« A certains égards, il en va de l’homme comme de la marchandise. Comme il ne vient pas au monde muni d’un miroir, ni de la formule du Moi fichtéen, l’homme se regarde d’abord dans le miroir d’un autre homme. C’est seulement par sa relation à l’homme Paul son semblable, que l’homme Pierre se réfère à lui-même en tant qu’homme. Mais ce faisant, le Paul en question, avec toute sa corporéité paulinienne en chair et en os, est égaIement reconnu par lui comme forme phénoménale du Genre humain. » (p. 60)

Fonction de la note par rapport au texte : niveau d’analyse (p. 60)

La note est insérée entre ces deux phrases :

« Grâce au rapport de valeur, la forme naturelle de la marchandise B devient donc la forme valeur de la marchandise A, ou encore le corps de la marchandise B devient le miroir de la valeur de la marchandise A. »

« En se référant à la marchandise B comme corps de valeur, comme matérialisation de travail humain, la marchandise A fait de la valeur d’usage B le matériau de sa propre expression de valeur. »

Comme Michael Heinrich le remarque, nous ne sommes pas au même niveau d’analyse que dans la première sous-section : il ne s’agit plus d’analyser la marchandise d’un point de vue du rapport d’échange, mais de celui du rapport de valeur. De l’analyse du rapport d’échange a résulté l’abstraction « valeur » en tant que qualité commune aux marchandises. Dans l’analyse du rapport de valeur dans lequel se trouvent les marchandises, il s’agit de comprendre comment il est possible qu’une marchandise aient une forme-valeur en plus de leur « forme naturelle » (cf. p. 54), c’est-à-dire de la manière dont la valeur s’exprime. Pour résoudre cette énigme, il est nécessaire de poser la différence entre forme-valeur relative et forme-équivalent, les « deux pôles de l’expression de la valeur ».

Cette note se trouve plus précisément dans le paragraphe conclusif de l’exposé de la teneur de la forme-valeur relative. Dans cette note, Marx compare l’homme à la marchandise en terme de nécessité dans laquelle ils se trouvent d’être en rapport. Comme nous l’avons précisé, nous ne nous situons plus à un niveau de rapport d’échange, mais de rapport de valeur, c’est-à-dire l’analyse de l’expression de la valeur entre les marchandises.

Deuxièmement, elle contient, comme il est caractéristique dans l’exposé de Marx depuis le début de la troisième sous-section « La forme-valeur ou la valeur d’échange », un ton beaucoup plus emphatique que les précédentes. Ce ton se manifeste par de nombreuses illustrations, références littéraires et remarques humoristiques. Contrairement au sentiment que l’on pourrait avoir de références implicites hermétiques, Marx illustre ici son propos de manière généreuse avec des images qu’il estime être connues à son époque et qui doivent aider à la compréhension : référence biblique (Paul et Pierre), référence philosophique (Fichte et Feuerbach).

II- Contenu de la note

 

Il apparaît tout d’abord une chose : Marx compare les marchandises (« comme ») aux hommes « à certains égards », donc une comparaison limitée. Plus particulièrement, il compare la condition de naissance des marchandises à la condition de l’homme à sa naissance (« il vient au monde »). La formule « les marchandises viennent au monde » apparaît à plusieurs reprises dans cet exposé, bien entendu, cette formulation vitaliste n’est pas à prendre au sens propre. Il exprime ainsi une « condition d’existence » de la marchandise.

Ce que formule Marx à cet endroit, c’est que l’homme se « réfère à lui-même en tant qu’homme » seulement par la médiation d’un autre homme. Ici, Pierre peut être un homme grâce à Paul. Rapport de réciprocité, propre cette fois au niveau d’analyse du rapport d’échange, ce faisant, Paul, qui dans le rapport primaire de reconnaissance d’humanité, n’était qu’un corps, « est également reconnu comme forme phénoménale du Genre humain ». On reconnaît une double référence, la première, hégélienne : la reconnaissance, la forme phénoménale, et une référence feuerbachienne : le genre humain.

Or, de par les connaissances que l’on a à présent sur l’évolution de la théorie de Marx, nous savons qu’il a opéré une critique radicale de la philosophie essentialiste feuerbachienne fondée sur le concept de « genre humain » depuis 1845/46, sans parler de la critique de Hegel qu’il effectue de manière très radiacale dès les manuscrits de 1843 (de Kreuznach). On peut avec peu de doutes affirmer que ces références sont donc utilisées non pas à un premier degré, sur lequel Marx affirmerait ce qu’il pense lui-même, mais à un niveau humoristique, de références connues.

Or, il disqualifie tout propos sur l’Homme en tant que cette naturalisation est le propre des théories d’économie politique bourgeoises qu’il dénonce. On semble apercevoir ici une tension. Marx réaffirme-t-il quelque chose au sujet de l’homme, qu’il naîtrait fondamentalement seul, et dans l’incapacité d’autoréflexion sans le regard d’un autre ?

Le miroir

Il apparaît que l’élément qui établit le lien explicite entre la note et le texte est le terme de « miroir ». Quand Marx dit que l’homme, comme la marchandise ne vient pas au monde avec un miroir, il nous dit, « naturellement », donc, que ce miroir est une métaphore pour le rapport social. Cette opposition entre naturel et social est plus fine que ne le laisse entendre cette seule occurrence. La notion de miroir est ici utilisée comme synonyme (l’apposition avec une virgule le signifie) de forme valeur, la forme naturelle étant le corps.

Forme naturelle – Corps (de valeur)

Forme valeur – Miroir (de la valeur)

Marchandise A – Marchandise B

Avec cette présentation, il est explicité le rôle joué par l’un des deux côtés des termes se trouvant dans l’équation de la forme simple d’expression de la valeur. Cela n’a pas encore épuisé l’ensemble des déterminations de forme nécessaires de la valeur. C’est une étape du développement de Marx qui n’est pas autonome, rappelons-le.

Le lien qui est approfondi dans la note est celui entre le miroir et le corps. La concomittance du renvoi et de la présence, qui traduit la constitution de l’autre en la même chose que ce que l’on est (un homme ou une marchandise), une cocréation simultanée de l’autre en tant que soi, dans l’annihilation de sa différence, par la reconnaissance de son existence, des thèmes bien hégéliens, qui montrent ici un paradoxe de fond qui n’a rien de métaphysique en ce qu’il exhume les spécificités du rapport marchand, en tant qu’il est le seul rapport qui opère la médiation permettant de rendre « social » le lien entre les individus.

L’exemple pourtant d’une comparaison entre les hommes et les marchandises semble annoncer la quatrième sous-section sur le fétichisme de la marchandise, où est explicité ce lien.

Pierre et Paul

A de nombreuses reprises Marx compare le monde des marchandises à celui des hommes. Certains ont compris ce parallèle comme la description d’un amoindrissement de l’homme dans les sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste, d’une chute du jardin d’Eden pour atterir dans celui des marchandises. Sauf que cela impliquerait que le monde des hommes décrit un monde souhaitable, opposé à celui des marchandises. Il ne faut pas apercevoir dans la comparaison autre chose que le constat d’une ressemblance, sans qu’en dessous des hommes agissant selon les lois de la marchandise se trouvent nécessairement d’autres hommes plus véritables et authentiques. Ils ne sont rien d’autre.

La référence à Pierre et Paul interroge aussi l’usage de la religion dans le texte de Marx. Tout autant présente en tant que référence compréhensible à tous, utilisée comme manière d’expliciter son propos et de l’illuster au moyen de lieux communs connus à son époque, la mention religieuse nous est aujourd’hui d’un effet plus remarquable. Personne n’aurait pensé écrire une note explicative sur une note qui venait effectivement éclairer le propos, puisqu’il s’adressait justement à cet endroit selon ses propres codes.

Quelque soit la pertinence que cela a par rapport au public visé, cet ajout est censé apporter une explicitation imagée, apporter des éléments de compréhension, tout en soulignant l’importance de comprendre ce point. Il s’agit de dire « c’est important que vous compreniez ce point, je vous le dis donc d’une autre manière encore, qui pourra en plus de cela susciter un certain plaisir parce qu’il se déplace dans un ensemble de repères culturels connus et donc communs ».

 

Cette note concentre donc la tentative de clarification par l’illustration à référence culturelle implicite (pas de citation précise de la Bible, Pierre et Paul peuvent être deux individus lambdas comme nos « Pauls » et « Jacques » d’aujourd’hui). Impression renforcée par l’usage par Marx de « le Paul en question » par exemple, montrant la distance à laquelle il se situe du texte biblique. Ce note montre la distance à laquelle Marx se situe autant de Hegel que de Feuerbach, relégués sur le même plan que les économies politiques bourgeoises en termes de recours à une essence anhistorique de l’homme. Une distance critique par rapport au corpus culturel (la Bible), de l’économie politique (là où s’insère la note) et philosophique (miroir et socialisation) qui passe par une dimension souvent peu mise en valeur dans le texte de Marx : l’humour.

1Plus précisément, c’est la « teneur » de la forme-valeur relative qu’il estime être la spécificité de sa contribution, comme il le remarquait dans la première édition du Capital : « que les économistes, sous l’emprise absolue des intérêts matériels, ont manqué la teneur de la forme de l’expression de valeur relative. » (MEGA II/5, p. 32, note 20), cf Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ? Tome 1, p. 119.

2Voir au sujet de la monnaie prise dans son existence individuelle, le commentaire général au sujet d’une expression semblable dans la première édition du Capital (MEGA II/5, S. 37, et Comment lire le Capital de Marx ?, volume 1, S.153f. TODO).

3La thésaurisation (Schatzbildung) est le fait de constituer de la réserve (Schatz bilden), c’est pour cette raison que l’auteur consigne la « réserve » comme étant une nouvelle fonction de la monnaie. Par ailleurs, il est important de noter que Schatz signifie également, dans le langage courant « trésor », ce qui l’éloigne d’une signification purement « économique ». (NdT)